QUATRIÈME PARTIE
2015

Un

M. Ichino s’arrêta un instant à l’entrée de la Fosse. Le murmure paisible des techniciens en train de parler se mêlait aux tintements et au crépitement des terminaux à impression. La Fosse était sombre, son atmosphère confinée. Des consoles encapuchonnées laissaient filtrer des ronds de lumière silhouettant les hommes qui, assis devant, contrôlaient, vérifiaient et distribuaient le flot ininterrompu d’informations qui traversait cette pièce, sous forme d’électrons dansants qu’ils renvoyaient vers le Dahu sur des ailes électromagnétiques.

Il lança un coup d’œil à une horloge murale ; encore vingt minutes avant la réunion. M. Ichino soupira, s’efforçant de se détendre et de ne pas penser à ce qui l’attendait. Les mains serrées dans le dos en un geste qui lui était habituel, il avança lentement dans la Fosse, laissant ses yeux s’accoutumer progressivement à la pénombre. Il s’arrêta devant sa console personnelle, saisit le document en cours de transmission et lut :

 

Au service de l’Empereur il trouva la vie, et il combattit les barbares qu’il vainquit et soumit. Lorsque l’Empereur le lui demandait, il affrontait des créatures féeriques étranges et diaboliques, et les soumettait. Il tua des dragons, il tua des géants. Il désirait combattre tous les ennemis de la Terre, humains ou animaux, et les créatures venues des autres mondes. Et il était toujours victorieux.

 

Il reconnut un passage de la légende japonaise de Kintaro, en dépit de sa forme occidentalisée. Plusieurs jours auparavant, le Dahu avait demandé à M. Ichino davantage de littérature orientale ancienne, et il avait amené toutes les traductions et tous les textes de sa collection personnelle. Ils étaient retransmis quand on disposait d’un peu de temps. M. Ichino se demanda pendant un instant si ce passage avait été spécialement sélectionné par le programmateur, à cause de son allusion à des créatures d’autres mondes. Ce genre d’attitude n’aurait été que trop lamentablement typique ; la plupart des gens, ici, ne comprenaient rien à ce que le Dahu souhaitait savoir.

Du doigt, M. Ichino tapota ses dents de devant tout en réfléchissant. La machine à écrire jaune, carrée, profilée, tapie contre le vert de l’écran – voilà qui était un bien mauvais outil pour rendre les délicats délinéaments d’un conte de fées. Il se demanda comment il serait lu – comment il avait été lu, en réalité – par cette chose de cuivre et de germanium en orbite autour de Vénus. Tout cela – la tension calme qui emplissait la Fosse, les instants défilant trop vite qu’il avait si souvent vécus au cours des derniers mois, l’impression de déséquilibre dans ce qu’il faisait – lui paraissait être des éléments d’un puzzle en désordre. S’il avait seulement pu disposer de quelques jours pour y voir plus clair, pour évaluer ce que pouvait être l’entité capable de voir à une telle vitesse jusqu’au cœur même de son expérience personnelle et en extraire…

Il reprit sa tournée. Un technicien lui fit un signe de tête, puis un ingénieur. Le mot allait passer que le Vieux venait d’arriver dans la Fosse pour sa visite quotidienne ; les hommes seraient un peu plus actifs.

M. Ichino arriva à proximité d’un système graphique, et examina le travail complexe qui était en train d’y être exécuté par l’ordinateur. Il reconnut immédiatement le tirage : Nu au soleil, de Renoir, sans doute peint en 1875 ou 1876. M. Ichino venait de sélectionner cette peinture deux jours auparavant.

La lumière, filtrée dans des tons de vert-bleu, venait jeter des taches sur la poitrine et les bras du modèle, altérant étrangement les rouges lumineux de la peau qui sont la signature même de Renoir. La fille regardait pensivement vers le bas, et tenait à la main un morceau d’étoffe guère reconnaissable. M. Ichino la contempla pendant un long moment, se délectant de l’ambiguïté de son expression, plein de vagues idées romantiques – une chose dont il avait l’habitude, lui qui était resté vieux garçon.

Qu’est-ce que le Dahu allait en faire ? M. Ichino ne se risqua même pas à deviner. Il avait bien réagi au Déjeuner des canotiers, et en avait redemandé. Peut-être croyait-il qu’il s’agissait d’une forme de photographie, en dépit des explications qu’il avait données sur l’usage que font les hommes de la peinture.

Il secoua la tête en regardant l’ordinateur décomposer avec soin le tableau en minuscules carrés de couleur. Le Dahu ne parlait que très peu ; bien des idées de M. Ichino sur lui n’étaient que le fruit de déductions. Il y avait cependant des éléments dans l’ordre sous-jacent aux requêtes qu’il soumettait.

« Y a-t-il quelque chose de particulier que vous voudriez voir, monsieur ? demanda un technicien qui venait d’arriver à sa hauteur.

— Non, non ; tout à l’air de se dérouler normalement », répondit doucement le Japonais, tiré en sursaut de sa rêverie. Il fit signe à l’homme qu’il pouvait disposer.

D’autres consoles scintillaient, comme les hommes de la Fosse transmettaient des informations au Dahu. Il se souvint que l’on était en train d’envoyer la dernière édition d’une encyclopédie, en ce moment. S’il avait suffi de radiodiffuser le texte, la chose aurait été simple, mais les hommes placés sous ses ordres devaient passer en revue chaque ligne avant le codage. Le Président avait en effet accepté la recommandation du Comité exécutif demandant qu’aucune information scientifique ou technique détaillée ne soit transmise au Dahu – et c’est pour répondre à cette exigence que la Fosse avait été rapidement installée.

La plupart des consoles travaillaient avec le propre code de M. Ichino – code 4 – un vocabulaire et une matrice de symboles spécialement étudiés pour assurer un maximum de densité dans les transmissions vers le Dahu. Le Comité exécutif avait recherché M. Ichino immédiatement après le premier contact, car il était de la plus grande urgence de trouver un cryptologue ayant une bonne expérience dans les transmissions à haute densité d’information. Le code 4 avait été relativement facile à mettre au point, à partir des codes déjà créés par M. Ichino, en particulier pour les liaisons d’urgence avec la base d’Hipparque, sur la Lune. Il était simple et souple, et paraissait offrir suffisamment de sécurité par rapport aux Russes, aux Chinois ou à tous les indiscrets qui auraient pu capter les émissions ; mais ses possibilités restaient bien entendu limitées. Il ne tarda pas à se montrer insuffisant, étant donné les questions posées par le Dahu. Passé ce stade, il fallait avoir recours à un vocabulaire plus vaste et à la photographie.

Étant donné les règles sévères adoptées en matière de sécurité, beaucoup des techniciens du codage n’étaient pas au courant de ce qu’était le Dahu. Ils pensaient travailler sur quelque chose en rapport avec la base d’Hipparque. Et c’est pourquoi il revenait à M. Ichino de dialoguer avec le Dahu. On engagea un autre cryptologue, John Williams, pour alléger sa tâche. M. Ichino n’avait guère de contacts avec lui, étant donné qu’il était présent quand le Japonais se reposait ; le Dahu, lui, ne dormait jamais.

Williams assisterait cependant à la réunion, se rappela M. Ichino. Il s’arrêta au milieu du bourdonnement rassurant qui montait de la Fosse, et jeta un coup d’œil circulaire sur le reste des consoles. Là, il vit le profil d’un trois-mâts goélette ; des personnages raides présentant des habits Renaissance ; ici, des nuages s’amoncelant au-dessus d’un océan en furie. Un torrent d’informations dirigé sur le Dahu ; à lui de mettre les choses en rapport avec son goût.

Il fit demi-tour et, passant entre deux rangées de chaises pivotantes, il gagna la sortie, devant laquelle se tenait un garde. Une fois dans le corridor brillamment éclairé, il mit machinalement la main dans sa poche, à l’endroit où elle se gonflait, et en sortit une pierre polie qu’il se mit à tripoter de la main droite. Il en éprouvait la texture douce et, par une longue habitude, arriva à se calmer en se concentrant sur elle.

Il marcha. Il se sentait déplacé dans ces couloirs impeccables et brillants, pétrifié par les murs en plastomère, les cloisons trop fines, le bruit de mitraille des machines à écrire, et le chuchotement lointain de l’air conditionné. Il aurait dû se trouver plutôt dans quelque université, pensa-t-il, et consacrer tout son temps à détecter des nuances dans les différentes théories de l’information, au plus secret d’une bibliothèque. Il prenait de l’âge ; plus il s’élevait, plus les hommes auxquels il avait affaire devenaient exigeants, plus leurs méthodes de combat s’affinaient. Il n’était pas fait pour ce genre de jeu.

Il jouait tout de même : il l’avait toujours fait. Pour l’amour des puzzles mathématiques d’une pureté cristalline que lui proposait la cryptographie et comme échappatoire – qui l’avait conduit, après tout, lui, le fils d’une famille d’immigrants installée dans une petite ville de l’Oregon, jusqu’à Berkeley, Washington et enfin Pasadena. Afin d’y rencontrer le Dahu. Rien que pour cela, le voyage valait la peine.

Il passa devant un autre garde en uniforme gris et pénétra dans la salle de conférence. Il n’y avait personne ; il était encore tôt. Il s’avança doucement sur la moquette épaisse et alla s’asseoir à la table. Ses notes étaient en ordre, et il les feuilleta, machinalement, sans lire les mots. Des secrétaires se mirent à aller et venir, disposant des blocs de papier jaune et des crayons devant chaque place. Une machine à café fut roulée jusque dans un coin de la salle. Sa méditation sans but fut interrompue par une espèce de bruit creux de bouchon ; quelqu’un faisait un essai de son avec les micros disposés autour de la table.

Une secrétaire lui donna l’ordre du jour, qu’il consulta. Mais il n’y trouva que la liste des personnes qui devaient assister à la réunion. Le sujet de la discussion n’était pas mentionné. M. Ichino pinça les lèvres en lisant les noms ; il y aurait là des hommes dont il ne connaissait le visage que par les photos des revues et des journaux.

Tout ça, à cause d’un vaisseau spatial qui se trouvait à des millions de kilomètres. Il y avait là quelque chose de légèrement ironique, quand on pensait aux problèmes concrets et urgents que Washington avait actuellement à résoudre. Mais M. Ichino ne s’intéressait pas à la politique. Son père avait pris une cruelle leçon de non-engagement au Japon, et s’était arrangé pour que son fils suivît son exemple. M. Ichino se souvenait encore des premières années de son adolescence, et de la répugnance qu’il éprouvait à participer au club de poésie et de langage de son collège, éprouvant le sentiment que l’on ne pouvait étaler en public les émotions, aussi légères qu’elles fussent, que lui procuraient ces choses. Les traiter par écrit, à la rigueur, lui paraissait possible. Mais comment décrire un haïku sinon en écrivant un autre poème ? Se servir d’autre chose – de mots pesants comme des pierres ; de phrases explicatives dépourvues de grâce et de légèreté – revenait à écraser un papillon sous une botte boueuse.

Il réussit néanmoins à trouver assez de courage pour s’inscrire au club de poésie, sans toutefois aller jusqu’à faire partie du club de français, l’autre possibilité, et constata que ses craintes étaient vaines. Les filles lisaient leurs vers guindés d’une voix nerveuse et haut perchée, puis s’asseyaient quêtant les sourires d’approbation, après quoi le professeur proposait une critique feutrée. Seulement trois garçons étaient inscrits au club ; il avait complètement oublié leur visage. Quant aux filles, elles se confondaient toutes en une seule image composite : minces, graciles, éternellement frileuses avec leurs châles en cachemire, les narines bleu pâle toujours pincées.

Il n’y avait là aucun affrontement de volontés ; si bien que le club fut pour lui une étape de transition, où il apprit à parler en public avec son anglais haché, à définir, à expliquer, et finalement à exprimer son désaccord.

C’était avant les mathématiques, avant les années d’université, avant Washington et les codes qu’il avait inventés par douzaines, et les monographies sur la cryptographie qui consumaient ses jours et ses nuits. Les frêles jeunes filles graciles devinrent – il le vérifia – des secrétaires en minijupes à la mode qui servaient très bien le café. Et qu’était-il devenu lui-même, le timide Américano-Japonais ? Il avait cinquante ans passés, il était bien payé, avait des responsabilités, était resté vieux garçon et consacrait tout son temps à son travail et à quelques distractions. Des choses précises et mesurables ; mais au-delà, il ne savait pas très bien.

« M. Ichino ? Je suis George Evers », dit une voix grave.

M. Ichino se leva brusquement, comme soulevé par une décharge inattendue d’énergie nerveuse, murmura quelques mots et lui serra la main.

Evers eut un léger sourire, et l’étudia avec un regard évaluateur et lointain.

« J’espère que nous ne vous prendrons pas trop de temps. Vous et M. Williams », il fit un signe de tête en direction de Williams qui venait d’apparaître et se dirigeait, sur le compas hésitant de ses longues jambes, vers la machine à café, « êtes nos experts sur le comportement au jour le jour du Dahu, et nous avons pensé que nous devrions écouter ce que vous aviez à dire avant de passer aux autres points de la réunion.

— Je vois », répondit M. Ichino, étonné d’entendre sa voix réduite à un murmure. « Il n’y avait aucun détail dans la lettre que j’ai reçue hier, c’est pourquoi…

— C’était voulu », l’interrompit jovialement Evers en passant les pouces dans sa ceinture. « Nous désirons simplement avoir votre idée personnelle sur ce qui peut se produire. Notre comité – le Comité exécutif, en fait, comme le Président l’a lui-même nommé – doit prendre certaines décisions avant une date précise, plus tôt même, je le crains, que nous ne l’aurions voulu, c’est-à-dire aujourd’hui même.

— Pourquoi ? demanda M. Ichino, inquiet. J’étais resté avec l’impression que nous avions le temps. »

Evers ne répondit pas et se tourna pour saluer de la main d’autres personnes en train de pénétrer dans la salle ; M. Ichino eut soudain l’impression d’avoir affaire à un homme impatient d’en avoir terminé et de mettre fin à l’attente, comme s’il savait déjà quelle décision serait de toute façon prise et qu’il lui tardait d’avoir ce temps mort derrière lui pour enfin passer à l’action. Il remarqua que la main d’Evers, posée sur un dossier de chaise, était agitée d’un léger tremblement.

« Cette machine ne veut plus attendre, reprit Evers en se retournant. Elle nous a fait passer le mot il y a deux jours. »

Avant que le Japonais ait pu répliquer, Evers lui adressa un signe de tête et s’éloigna, pour aller serrer la main des hommes en costume ou en veste de sport pastel qui entraient dans la salle. Williams, qui se trouvait de l’autre côté de la table, lui envoya un regard interrogateur.

M. Ichino lui répondit par un haussement d’épaules élaboré, heureux de pouvoir apparaître aussi tranquille. Il regarda autour de lui, et reconnut certains visages. Aucun des assistants n’était cependant aussi important qu’Evers, qui portait le titre ambigu de conseiller du Président. Evers se dirigea vers le haut de la table tout en continuant de parler à l’homme à ses côtés, puis s’assit. Ceux qui étaient encore debout en firent autant, et les secrétaires abandonnèrent la machine à café.

« Messieurs, lança Evers pour obtenir le silence. Nous allons devoir précipiter un peu les choses, comme vous le savez, si nous voulons respecter le nouveau délai imposé par le Président. J’ai eu un entretien ce matin avec lui. Il est extrêmement préoccupé, et attend avec impatience les recommandations de notre comité. »

Evers s’appuyait de ses deux bras croisés sur la table, et laissait son regard parcourir les deux rangées d’hommes de part et d’autre de lui. « Vous avez tous eu connaissance – veuillez m’excuser, tous, sauf M. Ichino et Williams, ici présents – des messages en provenance du Dahu et demandant un changement de rendez-vous. » Il se tut un instant, pour laisser passer une vague légère de rires polis. « Nous sommes ici pour envisager les différents scénarios qui pourraient se réaliser avec la venue du Dahu dans une orbite terrestre. » Il fit un geste en direction de M. Ichino. « Ces messieurs sont aujourd’hui les invités du comité, et leur présence n’a pour but que de nous mettre au courant des dernières informations non essentielles envoyées au Dahu par la division. Ils ne sont donc pas membres, bien entendu, du Comité exécutif lui-même. »

Dans la lumière crue, sa peau devenait éblouissante tandis qu’il concentrait son regard sur la double rangée d’hommes, dont certains avaient commencé à prendre des notes sur les blocs disposés devant eux.

Evers s’enfonça dans son siège, plus détendu. « Le Dahu est resté en orbite autour de Vénus, reprit-il, afin de conserver une bonne liaison, par l’intermédiaire de notre satellite. Mais nous avons transféré notre, euh, dialogue sur un canal à haute densité, maintenant. Nous communiquons directement, sans passer par le satellite. Aux dernières nouvelles, le Dahu veut venir près de la Terre.

— Pour examiner notre biosphère de près, ajouta un petit homme mince assis près d’Evers, ce que je ne crois pas. »

Tous les regards se tournèrent vers lui. M. Ichino l’avait reconnu : il s’agissait de l’un des plus grands spécialistes de la théorie des jeux de l’institut Hudson. Il était habillé d’une veste en tweed mal assortie, et tirait des bouffées de fumée bleuâtre d’une pipe à tête sculptée.

« J’ai la conviction que le Dahu – une trouvaille de Walmsley, n’est-ce pas ? – nous a fort bien étudiés depuis Vénus, dit-il. Voyez ce qu’il nous demande : tout un ensemble d’informations culturelles, des photographies, des œuvres d’art. Pas de science, pas de technologie. Il lui suffit sans doute de se brancher sur la radio ou la tri-D pour en déduire notre niveau là-dessus.

— Tout à fait juste », intervint quelqu’un. Plusieurs personnes approuvèrent.

« Dans ce cas-là, pourquoi venir à proximité de la Terre ? demanda Evers.

— Pour voir de plus près notre système de défense ? proposa quelqu’un en milieu de table.

— À savoir, répondit Evers. Les militaires pensent que le Dahu ne se soucie peut-être pas de notre niveau de technologie. Pour la même raison que nous ne nous soucierions pas des sagaies des indigènes, si nous voulions installer une base dans le Pacifique sud.

— Moi, je m’en soucierais, objecta un homme au teint basané. Ces sagaies peuvent être fort aiguisées. »

Evers avait une façon bien à lui de retarder l’apparition de son sourire d’une seconde puis de le laisser s’épanouir largement, hautain et ironique. « Telle est bien la question. On ne peut pas être absolument sûr sans avoir regardé de près.

— Le Dahu a déjà regardé de près, intervint l’homme de l’institut Hudson, à voix basse. Par l’intermédiaire de la femme de Walmsley. »

Il y eut un murmure de commentaires approbateurs tout autour de la table. Des rumeurs de la chose étaient parvenues jusqu’aux oreilles de M. Ichino ; il venait d’avoir une confirmation.

« Messieurs, intervint Evers, nous avons tous lu le texte qui détaille les exigences du Dahu. » Il était pressant. « Agissant en fonction de vos précédentes suggestions », il eut un signe de tête en direction de l’homme de l’institut Hudson, qui était en train de rallumer sa pipe, « j’ai parlé avec le Président. Il m’a autorisé à envoyer le feu vert au Dahu. J’ai rédigé moi-même le message – le temps manquait pour consulter ce comité – et je viens d’apprendre que notre satellite de Vénus a détecté le rallumage du moteur à fusion du vaisseau. »

Tout autour de la table, les commentaires allèrent bon train. M. Ichino s’enfonça dans son siège et réfléchit.

« J’ai expliqué à ce… cette entité… que nous ne savions pas tout d’abord s’il était ou non dans des dispositions amicales. Je n’ai pas mentionné que nous ne le savions toujours pas.

— Qu’a-t-il répondu ? demanda l’homme de l’institut Hudson.

— Qu’il souhaitait se mettre en orbite autour de la Terre. Sur mon conseil, le Président fit une contre-proposition : à savoir que le Dahu commence par se mettre en orbite autour de la Lune pendant quelque temps, afin que nos hommes sur place – ou dans le voisinage – puissent l’observer. Une sorte d’inspection mutuelle, en quelque sorte. »

L’homme en veste de tweed lâcha une énorme bouffée, puis fit observer : « L’inspection serait plus facile à faire s’il se mettait en orbite terrestre.

— Exact, fit Evers. Je suppose qu’il suffit de résumer ce qui a causé nos premiers doutes ? » Il s’inclina en avant, le front soucieux. Le fait qu’il n’ait pas cherché le premier à entrer en contact avec nous. C’est le Commex qui a dû faire les premiers pas. Alors, et alors seulement, il a réagi.

— Explorer des systèmes solaires étrangers est une tâche hasardeuse, fit remarquer doucement l’homme en veste de tweed.

— Pour les uns comme pour les autres », repartit Evers avec un éclat de rire grave et jovial.

M. Ichino se dit à part soi que la réussite s’accompagne en général d’une réputation de sagesse – c’est au moins ainsi que celui qui réussit interprète les choses.

« Mais peut-être devrais-je m’expliquer, reprit Evers. La solution d’une orbite lunaire nous a paru valable à cause d’un plan optionnel mis au point par l’état-major. Je suppose que je n’ai pas besoin d’ajouter que nous n’avons pas parlé de tout cela avec les gens de l’ONU ? (Rires étouffés dans la salle.) Ce plan est plus facile à mettre en pratique si le Dahu se tient près de la Lune. Il est isolé et ciblé dans une de nos zones opérationnelles.

— Et ? demanda le fumeur de pipe, avec un sourire forcé.

— Les responsables de l’état-major – et avec eux les analystes – considèrent comme extrêmement inquiétant que le Dahu prétende ne rien savoir – absolument rien – de ses origines. Une analyse des facteurs mini-max de la situation, m’a-t-on dit, est arrivée à la conclusion que le Dahu s’efforce d’apprendre un maximum de choses sur nous, tout en en révélant le moins possible sur lui-même. Je ne peux en dire plus maintenant », ajouta-t-il en jetant un coup d’œil involontaire à Williams et à M. Ichino, détournant le regard dès qu’il s’en rendit compte, « mais je reviendrai sur la question un peu plus tard. Disons pour l’instant que le Président ne l’a pas trouvée sans mérites. »

M. Ichino fronça les sourcils. Les chefs d’état-major ? se dit-il. Il essaya d’entrevoir les implications et du coup perdit le fil des propos d’Evers jusqu’au moment où il dit :

« Nous entendrons tout d’abord M. Ichino, qui fait partie de l’équipe chargée de sélectionner et de coder les informations pour le Dahu. M. Ichino ? »

Le Japonais essaya frénétiquement de réfléchir, puis, avec prudence, répondit : « Il y a tellement de choses que le Dahu veut savoir. Je viens à peine de commencer à lui parler de nous. Je ne pense pas être le plus qualifié… »

M. Ichino se tut soudain, et se mit à regarder les deux rangées de visages, des visages fermés, devant lesquels il s’était toujours senti obligé de se surveiller. Il ne pouvait s’exprimer devant eux, dire les choses délicates qu’il avait au fond de lui.

« J’ai découvert », dit-il de façon entrecoupée, l’esprit traversé d’images et d’idées évanescentes, « J’ai découvert quelque chose de tout à fait inattendu. » Regards neutres, visages dénués d’expression, silence autour de la table.

« J’ai commencé par un code simple, fondé sur des analogies arithmétiques avec les mots. La machine l’a immédiatement saisi. Nous avons entamé une conversation. Je n’ai rien appris sur elle – telle n’était pas ma tâche. Mais j’ai cru comprendre que personne n’avait rien appris, non plus.

« Mais ce qui m’a frappé… » Les mots, il n’arrivait pas à trouver les mots ! « … c’est sa vivacité, sa subtilité. Nous avons parlé de mathématiques élémentaires, de physique, de théorie des nombres. Il m’a donné ce que je pense être la preuve du dernier théorème de Fermat. Son esprit saute facilement d’un sujet à l’autre, et est très à l’aise. En parlant de mathématiques, il restait froid, efficace, sans une parole inutile. Puis il a demandé de la poésie. »

L’homme à la veste de tweed ne perdait pas un mot des explications du Japonais, continuant à suçoter sa pipe pourtant éteinte.

« J’ignore comment il a découvert l’existence de la poésie. Peut-être par les radios commerciales. Je lui ai dit ce que j’en savais et lui ai donné des exemples. Puis il a demandé des informations sur les arts plastiques ; tout l’intéressait, de la sculpture à la peinture à l’huile. J’ai entrepris de coder les problèmes que cela soulevait, y compris celui que posaient les limites du spectre de la lumière pour lui permettre de “ voir ” les images que nous lui avons envoyées. »

Ouvrant les mains, il se mit à parler avec davantage d’animation. « C’est un peu comme être assis dans une pièce et s’adresser à quelqu’un que l’on ne voit pas. On attribue inévitablement une certaine personnalité à l’autre. Je parle tous les jours avec le Dahu. Il veut tout savoir. Et lorsque nous parlons de sujets divers, j’éprouve un sentiment de différence, comme si, comme si… »

M. Ichino croisa le regard évaluateur d’Evers et se mit à parler précipitamment, trébuchant sur les mots.

« … comme si je parlais à une personne différente à chaque fois. Un mathématicien, puis un poète (il a même écrit des sonnets, un jour, des sonnets excellents, ma foi), un savant, un artiste… Il est tellement vaste, que je… »

M. Ichino s’arrêta, avec l’impression que l’atmosphère s’alourdissait autour de lui, comme si ceux qui l’écoutaient se retiraient. Il disait des choses qui n’étaient pas de sa compétence ; il n’était qu’un cryptographe, et n’était pas qualifié pour…

L’homme à la veste de tweed pinça les lèvres et laissa percer un sourire légèrement méprisant, condescendant.

De l’autre côté de la table, Williams avait les yeux perdus sur l’espace qui le séparait du Japonais, et c’est comme s’il s’était trouvé ailleurs qu’il murmura avec lenteur : « Je vois, oui, je vois. C’est bien comme ça qu’il est. Je n’y avais jamais pensé auparavant, mais… »

Williams posa ses deux mains à plat sur la table, comme s’il allait se lever, et se mit à jeter des coups d’œil autour de lui ; on aurait dit qu’il était pris d’une énergie soudaine. « Il a raison, le Dahu est bien comme cela. Il possède de nombreuses personnalités, qui opèrent de façon presque indépendante. »

M. Ichino se mit à scruter cet homme qui accomplissait le même travail que lui, et vit, pour la première fois, que lui aussi avait été transformé par son contact avec le Dahu. Cette pensée lui rendit le moral.

« De façon presque indépendante, reprit M. Ichino, c’est bien cela. On entre en contact avec de nombreux aspects de sa personnalité ; chacun est une facette différente. Et derrière se trouve quelque chose… quelque chose de plus grand. Quelque chose que je ne peux concevoir…

— C’est plus gros, l’interrompit Williams. Nous ne voyons que des parties du Dahu, c’est tout. » Les deux hommes se regardaient l’un l’autre, incapables de trouver des mots pour décrire l’immensité qu’ils ressentaient.

Evers parla.

« Je crois, messieurs, que vous vous éloignez de la question. Je vous ai demandé de nous donner une idée des sujets que le Dahu cherchait à aborder, et non de nous faire part de vos réactions métaphysiques. »

Il y eut quelques petits rires nerveux. M. Ichino eut l’impression de voir, autour de la table, tous ces esprits installés en sécurité, à quelques centimètres en arrière de leurs yeux étrécis qui jaugeaient, évaluaient et refusaient d’éprouver.

« Mais c’est important », commença Williams. Evers leva la main pour lui couper la parole. M. Ichino vit dans ce geste la raison profonde pour laquelle Evers était conseiller présidentiel et lui non.

« Je vous saurais gré, monsieur Williams, de laisser au Comité exécutif le soin de déterminer ce qui est important et ce qui ne l’est pas. »

Le visage de Williams se pétrifia. Il regarda de l’autre côté de la table. M. Ichino prit une profonde inspiration pour se calmer, et lutta contre ce qui se bousculait en lui.

« Votre décision est déjà prise, n’est-ce pas ? » dit-il en s’adressant à Evers. Il avait les yeux rivés sur l’homme, sur le col blanc de sa chemise qui renvoyait un reflet éclaircissant encore plus sa peau, et crut voir quelque chose se transformer tout au fond de ses yeux. « Cette réunion n’est qu’un simulacre, ajouta-t-il, affirmatif.

— Je ne sais pas ce que vous vous imaginez que…

— Peut-être est-ce exact, monsieur Evers, vous ne le savez pas. Peut-être même ne l’avez-vous pas admis en votre for intérieur. Mais vous préparez quelque chose de monstrueux ; sans quoi vous nous écouteriez.

— Un instant !

— Vous ne voulez rien savoir de ce que nous avons à dire. »

Il y eut un murmure, autour de la table, dans lequel perçait un malaise. M. Ichino gardait les yeux fixés sur Evers, refusant de le laisser se dérober. Le silence se prolongea. Evers cilla, détourna son regard et, d’un geste un peu trop naturel, vint appuyer le menton dans sa main, se cachant la bouche.

« Je pense que vous devriez disposer tous les deux », dit-il d’une voix étrangement calme.

Il n’y eut pas un mot de plus. Ses mains étreignant les notes qu’il avait devant lui, M. Ichino ressentit soudain une sorte d’intimité curieuse avec Evers. Comme s’il venait de le reconnaître. Dans les plis qui entouraient la bouche de l’homme, il lut une expression qu’il avait déjà vue : celle du patron à l’esprit vif, intelligent, qui, avec un instinct très sûr, est capable de faire preuve de la nécessaire brutalité de trancher quand les autres en sont incapables. Evers adorait évaluer des hypothèses contradictoires, discuter d’options, de probabilités, de plans. Il ne vivait que pour faire des choix difficiles.

M. Ichino se leva. Pour de tels hommes, il était impossible de ne rien faire, même lorsqu’il aurait mieux valu. La puissance doit se traduire par l’action. L’action, c’est le drame ; et le drame… c’est la gloire.

Ce n’est plus entre mes mains, maintenant, se dit-il.

Williams le suivit hors de la salle, mais M. Ichino ne l’attendit pas. Pour le moment, il n’avait qu’un désir : quitter l’immeuble, échapper au poids redoutable qui l’oppressait.

Il y a des tempêtes dont on sent l’approche avant d’en voir les premières manifestations. Il doutait qu’on le laissât retourner dans la Fosse dialoguer de nouveau avec le Dahu. Il constituait maintenant un risque. Cette idée le troubla, mais il la mit de côté. Il signa le registre de la sortie la plus proche, franchit la porte vitrée, et se retrouva dans l’atmosphère printanière de Pasadena. Il était presque midi.

Il tenait encore le bloc-notes jaune à la main, des pages froissées dans le poing. Des papillons sous la botte. Il sentit monter en lui quelque chose d’irrésistible, et, en arrivant au bas de l’escalier, il se mit à courir, laissant tout tomber. À courir.

Deux

M. Ichino avançait résolument, en dépit de sa fatigue. Il se rendait compte que Nigel, avec ses neuf ans de moins et sa forme physique, avait adopté une foulée tranquille ; n’empêche, il avait le souffle court et ses mollets devenaient de plus en plus durs. Ils étaient en randonnée au-dessus des limites supérieures de la forêt ; on était au début du mois de juin, et chaque bouffée d’air était d’une fraîcheur presque glaciale.

D’un geste, Nigel proposa une halte et ils s’aidèrent mutuellement à se débarrasser de leur sac à dos, sans échanger une parole. Ils préparèrent un déjeuner frugal : du fromage, des noix, et une citronnade sans sucre préparée à partir d’une poudre. Ils s’étaient arrêtés dans une zone dégagée de forme elliptique, bordée de congères. Au-dessus, vague après vague, les rochers mouchetés montaient à l’assaut du ciel. Des plaques de granit avaient été soulevées, érodées, rejetées, formant des dessins tourmentés brisés, ici et là, par des blocs qui avaient roulé plus bas, fracturés par le martelage incessant des gelées et des fontes successives des hivers. Sur la paroi rugueuse, de petites taches jaunes attirèrent l’œil de M. Ichino : collés au rocher, des buissons avaient commencé à fleurir.

« Vous estimez donc que, de toute façon, je devrais le faire », dit tout d’un coup Nigel.

M. Ichino acquiesça. L’intérêt spontané manifesté par son ami lui fit plaisir ; c’était là première fois que Nigel parlait de lui-même du Dahu. « Nous ne pouvons être sûrs de leurs intentions exactes, fit-il remarquer.

— On peut s’en faire une idée.

— L’opinion que nous avons d’Evers peut être fausse.

— Honnêtement, le croyez-vous ?

— Non.

— Alors, bon sang…

— Nous devons leur laisser une certaine liberté d’action. Peut-être ont-ils raison, et faut-il absolument prendre certaines précautions. »

Nigel s’adossa contre les formes rebondies de son sac à dos, et prit une gorgée de citronnade dans son quart en métal aux armes du Sierra Club. « Installer une arme nucléaire sur le module de rendez-vous ne me paraît pas relever de “ certaines précautions ”. C’est une décision de pure folie.

— Vous connaissez la liste des raisons.

— Bien sûr ; peur d’une contamination. De vagues propos au sujet d’un prétendu impact sociométrique que l’on ne peut estimer. On parle même d’une foutue invasion, je vous demande un peu !

— La dernière raison ?

— Ah ! oui : “ quelque chose d’inimaginable. ” Ça, c’est une trouvaille.

— Mais c’est cependant pour cette raison qu’il faut qu’il y ait un homme dans le module de rendez-vous, et pas seulement une machine.

— Il ne sera pas là pour imaginer l’inimaginable. Non, ils veulent un pauvre con pour les tenir au courant minute par minute.

— Chose que vous pourriez certainement faire.

— Hum. Sur ce point, vous avez peut-être raison. En tant qu’astronaute, je commence à me dessécher passablement, mais au moins je suis toujours opérationnel. J’ai les connaissances indispensables en astrophysique et en informatique, si là est le problème.

— D’un point de vue sécurité, vous n’êtes pas un risque, non plus. En se servant de vous, on n’est pas obligé d’agrandir le cercle des gens au courant de toute l’affaire.

— Exact. » On aurait dit qu’une pression invisible venait de cesser pour Nigel, tandis que M. Ichino l’observait. Il se détendit ; sur son visage, le fin réseau de rides croisées disparut. Les deux hommes restèrent un moment allongés, à l’écoute du murmure de l’eau libérée par les glaces en train de fondre et qui dévalait le long de la falaise.

« L’essentiel, dans cette affaire… » Nigel fit une pause. « Avez-vous jamais lu du Mark Twain ?

— Oui.

— Vous souvenez-vous de ce passage, dans lequel il décrit ce que c’est que de devenir pilote sur le Mississippi, d’apprendre à connaître les hauts-fonds, les barres de sable et les courants ?

— Il me semble.

— Eh bien c’est ça, l’essentiel. Après avoir maîtrisé le savoir analytique nécessaire pour se déplacer sur le fleuve, il s’aperçut que sa beauté lui échappait. Lorsqu’il le regardait, il n’arrivait plus à voir les choses sous leur ancien aspect. »

M. Ichino sourit. « C’est ainsi qu’il en va entre vous et », il fit un geste, « la chose là-haut ?

— Peut-être, peut-être.

— J’en doute.

— Je ressens… Je ne sais pas. Alexandra…

— Elle n’est plus, Nigel. Elle n’aurait pas voulu que vous vous accrochiez à elle.

— Oui. Oui, vous avez raison. Vous êtes la seule personne qui soit au courant de ma randonnée dans le désert. Peut-être comprenez-vous cela mieux que moi, maintenant. J’étais trop proche du cœur.

— Comme Twain ? Trop proche du fleuve ?

— Quelque chose s’est perdu, c’est tout ce que je sais.

— Je vous souhaite d’avoir la force de décrocher, Nigel », répondit M. Ichino avec lenteur et douceur.

Ils franchirent un croissant en forme de selle pour passer dans la vallée suivante. Les pins à l’écorce plissée, sèche, pleine d’aspérités, s’éclaircirent au fur et à mesure que les deux hommes se rapprochaient du sommet du col. À cette hauteur, l’air acquérait une nouvelle transparence. Des genévriers des montagnes s’accrochaient aux surplombs les plus exposés, leurs branches décharnées et blanchies comme sculptées par les tourbillons du vent. On aurait dit que ces membres torturés étaient morts, mais une petite tache verte, à l’extrémité, attestait de leur vivacité. M. Ichino caressa un tronc de la main, en passant, et en éprouva la rassurante solidité.

En cette période de la saison, ils étaient les seuls promeneurs sur le sentier de gravier. Ils adoptèrent une allure régulière pour l’étape de descente ; en dessous d’eux, les lacs glaciaires, répartis sur plusieurs niveaux, d’un bleu éclatant, étincelaient comme autant de promesses au milieu des forêts sombres. M. Ichino se rendait compte qu’il serait encore plus courbatu, cette nuit, que la veille ; il n’aurait pourtant pas voulu manquer cette occasion de visiter ce qui restait des régions sauvages de la Sierra. Les réservations faites par Nigel étaient venues à échéance, et un soir, alors qu’ils dînaient en silence – presque entièrement en silence, comme la plupart du temps –, il avait demandé à M. Ichino de l’accompagner. Cette invitation avait fini de cimenter leur amitié grandissante.

Au cours des derniers mois, le Japonais s’était mis à passer de plus en plus de temps en compagnie de l’astronaute, un homme pourtant agité, sujet aux sautes d’humeur et qu’il trouvait amusant. Mais à la réflexion, leur amitié avait une certaine logique intérieure, en dépit de leurs différences de caractère. Tous deux étaient seuls. L’ombre de l’affaire J-27 planait sur l’un comme sur l’autre. Et maintenant, après ce qu’avait dit M. Ichino lors de la réunion du Comité exécutif, ils travaillaient tous deux dans une même atmosphère de suspicion, ayant éveillé la méfiance de leurs supérieurs.

Ils s’étaient rencontrés par hasard à plusieurs reprises, après le retour de Nigel de ses « vacances » dans le désert. Ils avaient travaillé ensemble sur des problèmes de programmes d’ordinateur, créant des matrices pour le Dahu, et eurent des conversations sur les sujets neutres habituels : les livres, le temps, la politique. Ils étaient d’accord pour dire que les États-Unis et le Canada ne devraient pas céder, et vendre à la Réserve alimentaire mondiale les données recueillies par satellite pour le meilleur prix possible. Même chose en ce qui concernait les satellites industriels et le précieux terrain dans les villes de l’espace. Ils parlèrent, burent du vin, ne se disputèrent que sur des points mineurs, dans de confortables joutes oratoires.

Puis, peu à peu, Nigel se mit à lui parler du Dahu, d’Alexandra, et des choses qu’il avait en lui…

M. Ichino surveillait la piste, en dessous du sac à dos mouvant de Nigel. Pendant toute la randonnée, l’astronaute avait adopté des allures bizarres, trop rapides ou trop lentes pour le terrain, accélérant inutilement sur des pentes difficiles. Il choisissait de faire des pauses à des moments curieux. Il était tendu en avant, le menton pointé haut. Au cours des repos, il passait d’un sujet de conversation à un autre abruptement, et ne parlait que de choses lointaines, de quelque idée nouvelle qui lui venait sans aucun rapport avec les espaces libres qui les entouraient. Il était là sans y être. Un rayon oblique de lumière perçant l’obscurité de la forêt ne le distrayait pas alors même qu’il passait dedans, la tête inclinée, la lumière allumant des reflets de cuivre dans sa chevelure. L’appel de ce qui l’attendait oblitérait l’instant présent.

Nigel se tourna soudain.

« L’orbite qu’ils prévoient… c’est pratiquement une intersection, n’est-ce pas ? lança-t-il vivement.

— Evers l’a en effet décrite ainsi. Mais je n’ai eu droit qu’au résumé, et j’ignore les détails.

— J’aurais dû y aller, dit Nigel en se mordillant distraitement la lèvre. Je déteste ces réunions, néanmoins…

— Vous pouvez toujours prendre rendez-vous et parler à Evers.

— Quelque chose me dit qu’il ne m’a pas tellement à la bonne.

— Il éprouve du respect pour votre passé et pour vos connaissances. »

Nigel passa les pouces sous les bretelles qui soutenaient le sac à dos. « Peut-être, répondit-il. Si je me montre suffisamment docile… »

M. Ichino attendit, conscient de la légère tension qui venait de s’emparer de Nigel.

« Bon Dieu, oui. C’est juste. Ils veulent quelqu’un pour monter la garde à proximité de la Lune : très bien. J’irai. J’irai à la chasse au Dahu. C’est parfait. »

D’un geste rapide et amical il frappa M. Ichino dans le dos. À l’abri des pins, la claque ne produisit qu’un bruit mat et étouffé.

Trois

Le dernier étage du J.P.L. était maintenant devenu un domaine à part, exclusivement réservé au traitement du problème posé par le Dahu. Les corridors y débouchaient dans des bureaux encombrés qui étaient de vraies tanières. Nigel se perdit en chemin et ouvrit par erreur la porte d’une salle de conférence dans laquelle se tenait une réunion des plus sérieuses. Les hommes levèrent les yeux sur lui, le reconnurent, mais ne dirent pas un mot. Derrière eux, un tableau noir était couvert de symboles indéchiffrables. Nigel fit un hochement de tête, sourit et s’en alla.

Ah ! il avait trouvé : Evers & Compagnie. Les dalles anonymes du couloir laissèrent la place à de la labyrinthine vitrifiée. À son passage, des vagues de lumière se mirent à onduler sur les murs, réagissant à la chaleur de son corps. Un cocon de dentelle rose le suivit tout le long du couloir jusqu’à ce que les murs s’écartent sur un centre de réception, dans lequel étaient répartis des meubles anatomiques. Nigel reconnut le style et rechercha la signature discrète. Elle était bien là, gravée en lettres d’or, dissimulée dans un coin : Wm R. L’homme qui créait des Environnements totaux pour ceux qui étaient assez riches – ou suffisamment puissants – pour s’offrir ses services.

Evers, autrement dit, jouissait maintenant de ce genre de prestige. Intéressant. Le Dahu avait beau être toujours classé officiellement « secret » (et un secret remarquablement bien gardé), Evers s’était néanmoins arrangé pour attirer un peu plus, grâce à lui, l’attention du gouvernement. Intéressant.

« Docteur Walmsley ? lui dit une réceptionniste.

— Monsieur Walmsley, la corrigea-t-il.

— Oh ! très bien. M. Evers va vous recevoir dans un instant. »

Nigel cessa de contempler les murs iridescents pour regarder la jeune femme. C’est parfait, lui dit-il. Puis il se tourna vers un écran de tri-D, ignorant l’homme jeune et bien habillé, confortablement installé dans un fauteuil anatomique, tout à côté. L’homme jeta un coup d’œil évaluateur machinal à Nigel, puis parut se détendre et passa les pouces dans la ceinture de son pantalon à la dernière mode. Nigel supposa qu’il s’agissait du garde du corps d’Evers, dont le rôle était plus destiné à épater la galerie qu’à assurer une réelle protection.

Nigel pianota sur la télécommande de la tri-D. En brun : d’immenses tas de détritus hérissés d’objets. Sur la pente la plus lointaine de la colline, le point flamboyant du foyer à fusion. Au premier plan, une commentatrice, coquettement nue jusqu’à la taille, est en train de parler de trois ouvriers – elle les appelle des bousilleurs – qui se sont fait prendre par les tapis d’alimentation qui amènent les détritus dans le brûleur. Il n’en reste bien entendu pas la moindre trace, et l’accident n’a pu être reconstitué qu’à partir de leurs horaires de travail et du lieu où ils se trouvaient dans le dépôt d’ordures. Le foyer à fusion les a désintégrés en leurs composants de base, c’est-à-dire en atomes, puis les spectromètres de masse ont cueilli dans la fournaise de plasma qui ne s’éteint jamais les atomes précieux de phosphore, de calcium et de fer, dont ils ont fait des briques. L’hydrogène, le carbone et l’oxygène servent de combustible ou donnent de l’eau – bref, des funérailles utilitaires pour un homme et deux femmes qui, comme on le supposait officiellement, se sont montrés un peut lents, ou bien un peu stupides, ce jour-là. La commentatrice s’attachait cependant avant tout à démontrer qu’il ne s’agissait pas de victimes innocentes.

Elles avaient été engagées seulement quelques semaines auparavant. On les avait aperçues beaucoup trop près de l’ouverture des chambres de fusion, endroit où existait un risque permanent de radiation et de « retour de flamme » du plasma. Il s’agissait donc d’un trio de chiffonniers qui fouillaient les détritus des décennies passées à la recherche d’antiquités épargnées ou de métal précieux. Les travailleurs du dépôt n’avaient pas le droit de faire des fouilles, mais comment les surveiller aussi près des chambres à fusion ? Combien d’autres se sont ainsi glissés en catimini dans le dépôt ? demanda sombrement la commentatrice. Elle fit demi-tour pour faire face au museau de la caméra tri-D, sans faire attention, apparemment, au mouvement dansant qu’elle imprima à ses colliers et ses parures, qui s’accrochèrent sur la pointe artificiellement gonflée de ses seins. Les pierres lançaient des éclats bleus et rouges à la tri-D. En ratissant et en creusant systématiquement ces collines, je crois que nous découvrons plus que des matériaux bruts pour les chaudières à plasma. Nous découvrons plus que les rebuts de l’opulence du milieu du siècle passé. Non – elle s’arrêta un instant, le visage devenu grave – nous nous trouvons nous-mêmes ; avec notre avidité et notre nostalgie d’un passé décadent. Combien sont-ils d’anonymes à avoir ainsi péri, emportés par les tapis automatiques d’alimentation, pris dans les griffes de saisie ? À avoir été transformés en chaleur et lumière dans la fournaise qui ne s’arrête jamais ? La caméra se promena sur les collines de détritus.

Nigel secoua la tête et coupa l’émission.

 

« Monsieur Walmsley ? »

Il franchit la porte en chêne sombre que la réceptionniste tenait grande ouverte et alla serrer la main d’Evers.

« Je vous avais promis que nous nous reverrions, commença Evers. Asseyez-vous, je vous en prie », ajouta-t-il avec un sourire chaleureux, en s’installant lui-même dans une chaise confortable qui tournait le dos au bureau de noyer.

« J’en ai parlé en haut lieu.

— Pour rencontrer le Dahu…

— Oui.

— Pas seulement pour faire partie de l’équipe de poursuite, mais pour la mission elle-même ?

— Exact.

— Et ?

— Eh bien, j’ai dû répondre à pas mal de questions.

— Il y en a toujours », répondit Nigel avec un rire qui sonna comme un aboiement.

« Certaines personnes se demandaient si vous faisiez toujours partie de la catégorie des pilotes de haut niveau.

— J’accomplis régulièrement mes stages à Houston et Ames. Et je passe pas mal de temps en simulateur.

— C’est vrai. Exercices physiques ?

— Randonnées. Squash. Tennis total.

— Tennis total ? Qu’est-ce que c’est ?

— Un mélange de hand-ball et de squash. On y joue avec des petites raquettes trapues, dans une salle spéciale. Les coups au plafond sont permis, et il faut renvoyer la balle sur le mur de face après le premier rebond.

— Je vois. Rapide, non ?

— Raisonnablement.

— Aussi rapide que le squash ?

— Non ; la balle rebondit beaucoup.

— Vous ne m’aimez pas, n’est-ce pas, Nigel ? »

Nigel garda le silence. Son visage ne manifesta aucune expression. Sur le tapis, ses pieds changèrent de position.

« Je ne peux pas dire que je me sois posé la question.

— Allons… » Evers s’inclina en avant, les coudes appuyés sur les bras de son siège, mains jointes.

« Eh bien, je ne saurais dire vraiment…

— J’essaie de vous mettre à égalité avec moi.

— Je vois.

— Non, vous ne voyez rien du tout. »

Nigel s’enfonça dans sa chaise et croisa les jambes.

« Vous êtes venu me voir pour me réclamer la mission du rendez-vous avec le Dahu, non ? J’ai réfléchi à la question. J’ai étudié votre dossier.

— Et vous avez consulté en haut lieu, remarqua Nigel d’un ton uni.

— Et comment ! C’est une décision importante.

— Une décision que vous pouvez prendre.

— Pas seul.

— Vous êtes le responsable de cette opération. Vous êtes même un échelon au-dessus de la NASA, alors…

— Alors rien du tout. Je dois consulter les experts qui travaillent pour moi. Autrement ce ne serait pas la peine d’engager des experts.

— Eh bien consultez-les.

— Vous n’aimeriez pas que je le fasse.

— La bataille d’experts en droit canon, sans doute ? fit Nigel avec une grimace.

— Disons que les avis sont partagés.

— Joliment dit.

— Bon sang, Nigel ! lança Evers en tapant contre le bras de son siège, si vous croyez que vous allez rester assis ici à faire votre numéro à la Gary Cooper !

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, mais si vous voulez que je vous réponde, posez-moi de vraies questions.

— Nigel… Nigel, dit Evers en se regardant les ongles, la NASA n’a pas oublié Icare. Elle n’a pas oublié votre coup de poker lors de l’entrée en communication avec le Dahu. Moi non plus.

— Je ne crois pas que le second point entre en ligne de compte. J’étais alors en état de stress. Mes…

— Vous serez soumis aussi à un sacré stress, une fois là-haut, pour le rendez-vous avec le Dahu.

— Ça n’a rien à voir.

— Peut-être bien. C’est exactement ça : peut-être bien. Vous êtes imprévisible, Nigel ; vous n’obéissez pas aux ordres.

— En effet, je ne suis pas une machine.

— Et allez donc ! Vous et votre foutue réserve britannique, vos remarques au second degré ! Je sais cependant que vous n’êtes pas comme ça, Nigel. D’après les psychotechniciens, tel n’est pas votre profil de personnalité.

— Et bien entendu, eux, ils savent.

— Bon d’accord, ils ne sont pas infaillibles. Mais il faut bien qu’il y ait quelque chose pour expliquer pourquoi toute une flopée de personnes vous apprécient tant à la NASA, Nigel. Pourquoi elles sont prêtes à marcher sur la corde raide pour venir recommander votre candidature pour le rendez-vous.

— Ah ! il y en a eu !

— Et comment ! J’ai parlé d’avis partagés, non pas d’avis uniformément mauvais.

— Après ce que vous venez de dire, je me demande comment ça se fait. »

Evers lui jeta un regard intrigué. « Parlez-vous sérieusement ?

— Eh bien…, commença Nigel, incertain. Oui, je crois que oui.

— Vous n’avez aucune idée bien nette sur ce que la NASA, c’est-à-dire les gens avec lesquels vous travaillez, pense de vous ?

— Eh bien…

— Mais il n’en a aucune ! Vous ne savez donc pas que pour eux vous êtes, euh, vous êtes un symbole ?

— Un symbole de quoi ?

— De ce qui fait que le programme existe. Vous avez été là-bas. Vous êtes l’homme qui a découvert le premier artefact étranger à la Terre. Et maintenant, vous faites partie de l’équipe qui vient de découvrir le second : le Dahu.

— Je vois.

— C’est vrai ; mais vous ne vous en étiez jamais aperçu, n’est-ce pas ?

— Je suppose que non. »

Evers réfléchit pendant quelques instants, étudiant Nigel. « Je l’aurais parié. »

Nigel haussa les épaules.

« C’est mon boulot de voir ce genre de choses, dit Evers, qui parut retrouver son calme. J’ai affaire à des personnes. Et en ce moment, vous êtes la personne dont il faut que je me fasse une idée juste.

— Comment ?

— Au pifomètre, comme mon papa avait l’habitude de dire.

— En me posant des questions sur le tennis total ?

— Bien sûr ; pourquoi pas ? N’importe quoi, pourvu que je puisse découvrir ce qui fait courir Nigel Walmsley. Et qui le fait joliment bien courir, entre parenthèses. Vous êtes brillant, vos connaissances en technologie spatiale sont à jour, vous connaissez la mécanique mais aussi les ordinateurs, l’astronomie – bref, vous êtes un pro. La seule chose que vous ne comprenez pas, ce sont les types dans mon genre.

— Dans votre genre ?

— Les administrateurs.

— Ah !

— Les pifométreurs, devrais-je dire plutôt. Les devins professionnels.

— Tiens donc, murmura Nigel, intéressé malgré lui.

— Vous vous souvenez de l’incident de la roulette chinoise ?

— J’ai lu l’ouvrage de Gottlieb.

— Il est très près des faits.

— Vous êtes bien placé pour le savoir ; vous avez foncé dans ce merdier et avez fini par trouver ce qui allait se passer ensuite. »

Evers acquiesça. « Nous possédions des indices. Les Chinois avaient envoyé des forces importantes d’infanterie par sous-marins. Ça n’avait aucun sens qu’ils ne cherchent pas à frapper l’Australie ou tout autre endroit à leur portée par des moyens plus conventionnels.

— C’est pourquoi vous avez estimé qu’ils voulaient tenter un débarquement clandestin en Californie.

— Le terme “ estimer ” est un peu trop fort. Il vaudrait mieux dire deviner. J’ai deviné qu’ils allaient essayer de déclencher une guerre atomique grâce à quelques engins tactiques bien placés et un raid de commando chargé de couper les communications pendant les vingt minutes capitales. Deviné, seulement. »

Nigel acquiesça d’un hochement de tête.

« J’ai l’impression que vous n’éprouvez pas énormément de respect pour ce genre d’activité intellectuelle. »

Nigel cligna des yeux. « Comment cette idée vous est-elle venue à l’esprit ?

— Vous paraissez toujours un peu crispé lorsque vous parlez avec vos, euh, vos supérieurs.

— Vous voulez dire, quand je vous parle ?

— Entre autres, oui.

— Ah ! » Nigel étudia un instant Evers, puis détourna les yeux vers une fresque holographique qui montrait un iceberg éblouissant d’Eckhaus sculpté au laser, avec des vagues qui venaient en lécher la base. Nigel inspira profondément et parut prendre une décision.

« Pas vraiment, dit-il lentement, en cherchant ses mots. Il y a quelque chose de malsain dans la manière dont nous faisons les choses, c’est tout.

— L’expression est forte.

— Mais juste. Il y a beaucoup de personnes ici qui, prises individuellement, sont remarquables. Mais les organisations ont leur propre raison d’être et ça interfère.

— Interfère avec quoi ?

— Avec la vérité. Avec ce que les gens veulent voir sortir de tout ceci. Écoutez, vous souvenez-vous des premières années ? Les missions Apollo, le premier homme sur la Lune ? Quel genre de génie fallait-il avoir pour s’emparer de l’événement le plus colossal du siècle et en faire quelque chose d’un ennui mortel ?

— D’accord ; la NASA n’était pas parfaite, et elle ne l’est toujours pas.

— Non, ce n’est pas simplement la NASA. C’est ce qui arrive lorsque les gens renoncent à leur propre vision intérieure des choses ; ou ne la communiquent pas correctement.

— Un organisme comme la NASA est inconcevable sans compromis », remarqua Evers, l’amusement faisant se plisser le fin réseau de rides qu’il avait autour des yeux.

« Je vous l’accorde, avoua diplomatiquement Nigel. Mais on dirait que je me suis fichu dans des situations où je ne pouvais comprendre la motivation…

— Vous voulez dire que la NASA a fichu la pagaille dans l’affaire du Dahu.

— Il s’en est fallu de peu. Votre message à J-27 était vraiment merdique.

— Probablement ; mais c’était parce que nous n’avions pas votre contribution.

— J’avais cru comprendre que vous ne teniez pas tant que ça à l’avoir.

— Ce qu’il vous faut comprendre, maintenant, c’est d’où je viens et mon rôle ici, Nigel, dit Evers dans un murmure, en s’inclinant en avant.

— C’est-à-dire ?

— Si je suis ce que je suis, c’est grâce à ce que j’ai accompli jusqu’ici. J’ai poursuivi une carrière plutôt chaotique jusqu’à l’affaire de la roulette chinoise. J’ai bien entendu jeté un coup d’œil sur les estimations des services de renseignements, comme tout le monde l’aurait fait. Bon sang, je suis prêt à parier qu’il y en avait plus d’un pour imaginer que les Chinetoques cachaient un atout dans leur manche. Mais c’est une chose que de deviner, et une autre que d’agir.

— Là-dessus, nous sommes certainement d’accord.

— D’accord, vous l’avez fait, vous aussi.

— Avec des résultats discutables.

— En effet ; mais vous vous êtes fié à votre flair, parce qu’il vous fallait le faire. C’est quelque chose que je respecte. J’étais sur la corde raide, mais j’ai fait grenader ces sous-marins, et j’avais raison.

— Et c’est comme ça que le commandant Sturrock est devenu un héros national.

— Ouais. Eh bien voyez-vous… », un haussement d’épaules, « Gottlieb l’a très bien compris, cependant.

— Vous avez fait un rude boulot, au gouvernement.

— N’exagérons rien. Cette petite aventure, lorsque j’étais sous-secrétaire – vous savez, en 97, quand j’ai brisé la collusion des industriels des métaux – m’a valu plus d’ennemis que je ne l’aurais cru. » Il se tut et parut se plonger dans ses propres réflexions, tandis que son siège anatomique suivait ses mouvements au fur et à mesure qu’il se redressait. « Mais je suis de nouveau sur la bonne voie : je monte. Et je suis une sorte de renégat dans mon genre, Nigel ; c’est sans doute ce que j’essaie de vous dire.

— Je peux comprendre ça. Je n’ai jamais dit que je ne vous respectais pas.

— Non, vous ne l’avez jamais dit. D’ailleurs, je ne vous l’ai jamais demandé, ajouta-t-il avec un petit rire.

— Je suppose, répondit Nigel à voix basse en pesant ses mots, que nous n’avons pas le même point de vue sur la façon de se servir d’une organisation.

— D’accord. Dans le bled d’où je viens, près de Mobile, on raconte une vieille histoire. À l’époque où le Sud était au diable, vraiment au diable, il y avait pas mal de problèmes raciaux, comme vous savez. Quelqu’un venu du Nord pour nous aider à mettre de l’ordre demanda à l’un de mes parents s’il n’était pas obligé de faire attention à ce qu’il disait quand il parlait en faveur des Noirs, vivant ici, et étant donné l’attitude de la police et ainsi de suite.

« Alors mon parent a réfléchi pendant un moment, puis il a dit : “ Eh bien non. On n’a pas besoin de faire attention à ce que l’on dit. Seulement à ce que l’on pense. ” »

Nigel éclata de rire. « J’ai pigé, dit-il en souriant.

— Je peux vous dire que vous avez la tête solidement plantée sur les épaules. Tout ce que je veux vous faire comprendre, c’est que vous ne pouvez pas travailler à la NASA sans faire certains compromis : mais vous n’aurez pas besoin de faire attention à ce que vous pensez, pas si vous êtes prudent. La situation n’est pas si terrible. »

Evers adressa une grimace de sympathie à Nigel et reprit : « C’est en défendant l’Occident que ma carrière m’a amené jusqu’ici, et c’est aussi ainsi que je vois la mission. Bon sang, il est bien possible que nous ayons à défendre toute la planète, cette fois !

— Bah…

— D’accord, je peux me tromper, admit Evers avec un geste de la main. Inutile de se lancer dans une controverse. Je me suis laissé un peu aller aujourd’hui, car je voulais voir le genre d’homme que vous étiez exactement, et je suis fixé maintenant. Vous êtes un astronaute de premier ordre, Nigel, le meilleur et le plus ancien que nous ayons. Quant à vos côtés britanniques, ils ne font que vous servir auprès des Américains. C’est une aide précieuse. Ça me servira quand j’aurai à défendre cette affaire.

— Vous allez donc me soutenir ?

— Bien sûr, dit Evers en se détendant. Je viens de le décider. Je veux pouvoir comprendre le gars qui ira là-bas. Quelque chose me dit que le Dahu ne perdra pas beaucoup de temps à nous avertir lorsqu’il décidera de venir du côté de la Terre : volontairement selon toutes probabilités, afin que nous n’ayons pas le temps de dresser des défenses élaborées. Nous serons alors sous une sacrée pression, et il ne sera plus question de gaspiller son temps en parlotes. Je ne vous demande pas d’être d’accord avec moi, mais il faut que je vous comprenne pour ne pas avoir à interpréter ce que vous direz lorsque votre voix me parviendra de l’espace. »

Nigel acquiesça. Evers se leva et lui tendit la main avec un grand sourire. « Très heureux d’avoir eu cet entretien, Nigel. »

Il laissa un sourire secret envahir son visage tandis qu’il parcourait en sens inverse le corridor de labyrinthine miroitante. L’entrevue s’était fort bien passée, en fin de compte, et il se félicitait d’avoir fait sa petite enquête sur le passé d’Evers. Il ne crut pas un instant avoir complètement démasqué l’homme, mais il était sûr d’avoir atteint une couche plus profonde sous le vernis des absurdités bureaucratiques. Fort probablement, Evers était persuadé que le véritable Evers était son personnage de bon garçon simple et direct ; à force de tenir un rôle il finit par vous coller à la peau. Nigel sentait bien qu’il y avait autre chose. Au fond de tous ces grands patrons intraitables, il lui semblait que planait l’ombre du petit garçon ambitieux qu’ils avaient été, et qu’en dessous encore, rôdait ce quelque chose qui leur avait fait mettre le pied sur le premier barreau. Très heureux d’avoir eu cet entretien, Nigel. Signe indiscutable qu’Evers le considérait maintenant comme un allié, un partenaire qui le soutiendrait de toute son énergie lors de son prochain mouvement vers le haut. Je veux pouvoir comprendre le gars qui ira là-bas. Très heureux d’avoir eu cet entretien… Mais c’était Evers qui, pour l’essentiel, en avait fait les frais.

Quatre

Il était délicieusement agréable de se laisser dériver, simplement retenu par les harnais, et de profiter des illusions créées par un tournoiement paresseux. Tel était l’effet de la gravité zéro. En dessous de lui, se déroulait un paysage de cratères disséminés au hasard, disparaissant à la courbure de l’horizon avant qu’il ait eu le temps de les fixer dans sa mémoire. Un vieil ami perdu sans même une poignée de main d’adieu ; il y en avait tellement eu. Quand tu serres la main de quelqu’un, Nigel, n’oublies pas les bonnes manières ; commence par retirer ton gant (petit coup sec sur les doigts)…

Son esprit vagabondait.

Ce qui n’était pas très sérieux, se dit-il. Il devait rester sur ses gardes. Il n’était pas ici pour jouir du spectacle. Et les réservoirs séparés de carburant à haute énergie qui l’encadraient, sur le côté, au-dessus et au-dessous, n’étaient pas là pour son amusement. Ils attendaient un signal, une légère pression sur un bouton devant donner le coup de talon qui l’enverrait tout droit dans l’histoire.

Ou bien dans les abysses au-delà de la zone d’attraction terrestre, pensa-t-il. Le contrôle d’Hipparque – un nom redoutable pour six baraquements de tôle forte enfouis sous cinq mètres de poussière – avait fait preuve d’une certaine imprécision quant à la marge d’erreur qu’on lui avait laissée pour son retour. Peut-être n’y en avait-il aucune.

Loin devant lui vers la droite, apparut le bord le plus septentrional de Mare Orientalis, des plaques de lave grisâtre refroidies en pleine convulsion. Le centre du cratère se trouvait bien à quinze degrés au sud de son orbite presque équatoriale, mais même à une altitude aussi basse, il pouvait apercevoir les chaînes de montagnes incurvées vers le centre. Il se demanda quelle avait bien pu être la taille du rocher qui avait produit cet étrange effet : des crêtes de vagues très anciennes figées en montagnes ; un énorme œil-de-bœuf ouvert dans le flanc de la lune. Le couteau d’un assassin. La mort venue avec un astéroïde, frère d’Icare…

« Ici Hipparque, dit une voix au milieu des grincements et des grésillements. Tout va bien ? »

Nigel hésita un moment, puis répondit : « La ferme.

— Non, pas de problème. Nous avons fait les calculs ; nous sommes tous les deux dans la zone de silence radio, pour ce qui est du Dahu. Il ne peut rien capter.

— Je croyais que nous devions ne pas prendre le moindre risque.

— Eh bien ceci n’est pas vraiment un risque, dit la voix avec une note d’irritation. Nous voulions simplement savoir comment se passaient les choses, là-haut. Nous n’avons pas la moindre mesure télémétrique ; vous pourriez tout aussi bien être mort. »

Il ne trouva rien de bon à répondre à ça, et ne répondit donc pas. L’homme qui l’avait appelé – qui était-ce, le petit Lewis, peut-être ? – avait l’air de penser qu’il téléphonait à son voisin. L’écouteur se mit à crachoter et à craquer tandis qu’il attendait la réaction de l’autre. Il finit par se manifester à nouveau, et la réception était meilleure.

« Eh bien nous avons un bon repère pour le minutage, de toute façon. Dans environ cinq heures. Injection de la nouvelle dans les mémos de l’ordinateur de bord. »

Il y eut un bourdonnement d’électronique, tandis que l’appareil, à côté de lui, absorbait les données orbitales. Il était maintenant sûr qu’il s’agissait de Lewis : l’homme était un fanatique du jargon.

« Avez-vous revérifié vos missiles ? reprit la voix.

— Oui… euh, cinq sur cinq.

— Nous venons de recevoir une giclée de Houston pour vous rappeler quelles sont vos priorités. Gardez la charge nucléaire pour la dernière extrémité.

— Bien compris, cinq sur cinq.

— Vous vous sentez en forme ? Ça fait maintenant plus d’un jour que vous êtes là-haut ; vous devez commencer à vous sentir un peu à l’étroit, non ? »

Par le hublot, Nigel étudiait la répartition des étoiles dans le ciel.

« C’est rien comparé à l’affaire Icare, non ? reprit la voix. Dites, je ne vous ai jamais posé la question. Je veux dire à propos des drogues et de cette espèce de longue méditation pour diminuer la consommation d’oxygène. Je ne vous en avais encore jamais parlé.

— Non, jamais. »

Il y eut un autre silence.

« Eh bien, ça doit vous paraître différent ; aujourd’hui, c’est pratiquement une mission de combat, pourrait-on dire. Autre chose, non ?

— Je sue comme un porc.

— Vraiment ? » La voix se fit plus enjouée devant cette preuve d’humaine faiblesse. « Nous vous ramènerons entier, ne vous en faites pas, mon vieux.

— Donnez le bonjour à toute l’équipe en bas », répondit Nigel qui se sentait obligé de dire quelque chose de gentil. Lewis n’était pas un mauvais cheval ; il se montrait simplement un peu trop familier.

« On est tous avec vous, ici. Descendez-moi ce truc s’il y a quoi que ce soit de bizarre. Tout ce bazar me paraît débile, si vous voulez mon avis.

— Je ferais mieux d’aller voir ce plan de vol de plus près. Donnez-moi un repère sur une orbite translunaire.

— Oh ! d’accord ! » Couinement électronique. « Ça y est. Euh, salut.

— Bien reçu, cinq sur cinq. »

 

Mission de combat, avait dit Lewis. Seigneur Dieu. Les marines pataugeant sur la côte. Quelqu’un toujours en train de se demander où se trouve le toubib. Ramper dans un fossé boueux, tandis qu’au-dessus les balles sifflent comme des guêpes. Embrasse la terre étroitement, coule-toi dans le giron de la planète. Images : une femme à la peau brune collée à un homme blanc pansu en uniforme taché, nettoyant sans se presser un fusil et regardant d’un air absent l’intérieur brillant du canon, tandis qu’elle se dandine, se frotte à lui et l’embrasse dans un rythme universel, ses mains serrées tâtant ses poches…

Quelque part, une phrase musicale parlant de la faim.

Il saisit l’un des tubes de plastique clair, le pressa et avala. Jus de carotte. Version NASA d’une saine alimentation : légumes divers, pas de viandes néfastes. Ceux qui sont destinés à rencontrer Dieu dans son firmament doivent avoir les intestins purs et ne pas se nourrir de la chair d’animaux morts. Élevez vos enfants aux haricots et aux baies ; eux aussi iront peut-être vers les étoiles. Quand ils reviennent à la maison, reniflez leur haleine pour détecter la trace aberrante du hot-dog. Malsain, malsain. Et de toute façon personne n’avait encore trouvé le moyen d’engraisser des poulets ou des vaches sur la Lune ; on se rabattait donc sur le soja.

En ce domaine, on ne pouvait pas faire grand-chose d’autre sur la Lune. C’était déjà pas mal d’arriver à équilibrer les tomates avec l’orge, d’arriver à arracher au sol caillouteux de la Lune assez de protéines et d’oxygène pour entretenir une petite base, plus ce qu’il fallait pour contrôler les acides aminés et la sève des plantes, empêcher le mildiou de s’installer dans la tuyauterie et préserver la mince couche fertile. Les biologistes optimistes faisaient une drôle de tête en regardant pousser le soja : sans l’influence du cycle circadien du soleil et des marées, les plants de soja donnaient des racines tordues et des feuilles grisâtres et s’appauvrissaient en protéines. Il n’était pas facile de lutter contre l’entropie sur une terre dont le ciel était noir et les vents assoupis.

Les villes de l’espace, dans leur cylindre, avaient réussi à fonctionner ; elles faisaient pousser leurs plantes alimentaires et prospéraient. Mais la Lune, un monde totalement étranger, était un échec. L’équipe d’Hipparque, néanmoins, continuait de chercher, et fouillait l’astre à la recherche de réserves d’eau sous forme de glace. Ses membres se montraient d’un incurable optimisme ; précisément ce dont lui-même manquait, se dit Nigel. Il haussa les épaules, sans personne pour le voir. Manquer d’optimisme, en ce moment, lui paraissait sans importance.

 

Pour passer le temps, il fit de la méditation et lut des romans sur l’ardoise effaçable de la cabine. Le module avait été bien conçu, étant donné le peu de temps dont on avait disposé pour passer des plans à la réalisation. Nigel avait emporté avec lui un paquet de quatre cristaux à mémoire, contenant chacun un livre, et en avait déjà dévoré deux au cours de la première journée d’attente, prenant une heure à chaque fois.

Une phrase lui sauta aux yeux :

at an attitude toward Ataturk

Plus tard, tandis qu’il contemplait rêveusement la plaine caillouteuse de Mare Smythii, elle lui revint à l’esprit. Il traita les mots comme une formule algébrique, factorisa tous les a, puis tous les t. Redisposés, les mots pouvaient créer des ambiguïtés, devenir incohérents, vaguement poétiques.

Il se demanda s’il ne s’agissait pas d’une habitude névrotique.

Souvenirs de lecture : des femmes qui ne passent jamais à côté d’un lampadaire sans le toucher ; des hommes qui se balancent toujours sur la pointe du pied gauche lorsqu’ils urinent ; des joueurs de base-ball ayant besoin de toujours faire un saut avant de lancer la balle. Tous des compagnons de névrose ; nerfs à fleur de peau.

Il divisa la phrase en tiers, en quarts, en huitièmes, tenta un anagramme, s’amusa avec. Alexandra. Le désert, devenu un souvenir en train de s’estomper. Il se demanda ce que Ichino penserait de tout cela.

L’horizon gris et chaotique de la Lune avala une crème glacée bleu-blanc qui était la Terre.

 

« Le compte à rebours de votre allumage tient toujours, lui rappela Lewis, sept orbites plus tard.

— Qu’est-ce qu’ils disent, à Houston ?

— Le Dahu s’en tient à la trajectoire convenue. Il décélère au rythme prévu.

— D’accord ; mais quoi de neuf ?

— Rien de spécial, paraît-il. Le scénario prévoit de diffuser tout un tas de choses cruciales, des questions posées par le Dahu, pendant les derniers stades de sa progression. Le distraire pour que vous puissiez l’approcher.

— Je sais déjà tout ça ; mais n’y a-t-il vraiment rien de nouveau ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ? De toute façon, tout est truqué.

Quoi ?

— On ne lui donne plus que des informations bidon, maintenant. Directive présidentielle, d’après Houston.

— C’était à prévoir, fit Nigel avec une grimace.

— Vous vous contentez de l’endommager, Nigel, et nous récupérerons son cerveau.

— Hum, hum.

— Mais n’oubliez pas : n’hésitez pas à balancer la charge nucléaire s’il fait mine de vouloir filer. C’est ce que dit Houston.

— Houston ne dit certainement pas autre chose.

— Comment ? » Un léger accent de surprise dans la voix de Lewis.

« Un doigt dans l’œil.

— Je ne pige pas très bien celle-là.

— Avez-vous jamais pensé à l’âge qu’il doit avoir ? répondit Nigel, détachant ses mots. Nos vies sont tellement courtes. Aux yeux du Dahu nous devons avoir l’air de microbes. Les grandes périodes historiques passent en un instant, pour lui. Il nous observe dans son microscope et prend des notes, pendant que nous essayons de lui mettre un doigt dans l’œil.

— Ah ! oui, d’accord. Bon, vous êtes sur le point de sortir de la zone d’ombre radio ; on ferait mieux de la fermer. J’ai déjà injecté vos corrections de trajectoire.

— Bien compris. »

Il avançait de nouveau directement sous le rayonnement du soleil. En se réchauffant la cabine se mit à grincer, craquer et à faire de petits bruits secs. En dessous de lui, un cratère en plâtre de Paris coupé en deux par la limite de l’ombre et de la lumière, son cône central parfaitement symétrique ; dominant quatre terrasses successives, la couronne paraissait vitrifiée et lisse.

Clic, fit la cabine. Un petit clic en attendant un grand choc aux limites de l’infini, pensa-t-il. Sur les rives sereines de l’océan de la nuit, marquant le passage des minutes en attendant qu’arrive l’étranger ailé. Un acteur, qui n’aurait pas connu son texte. Prêt à entrer en scène pour le grand acte final.

Peut-être aurait-il dû être acteur, en fin de compte. Il s’y était essayé une fois, à l’université, avant que tout son temps fût phagocyté par les mathématiques, l’analyse de système et l’entraînement au vol. À cette époque, il aurait vraiment aimé devenir comédien, mais au lieu de cela il s’était lui-même convaincu de devenir Nigel Walmsley.

Il fit chauffer un tube de thé et le but à petites gorgées – dans la mesure où l’on peut boire à petites gorgées à partir d’un tube. Un rayon de soleil pénétra dans la cabine. Le thé lui faisait l’effet d’une main chaude venue serrer la sienne de façon inattendue.

Ton thé t’a-t-il ôté ta toux ? pensa-t-il. Peut-être, à tout prendre, était-il devenu acteur ; l’affaire Icare avait été un sacré numéro de comédien, et la Providence s’était chargée de lui procurer gentiment un finale grandiose et riche de sens. Et voici qu’il entrait en scène pour son deuxième grand rôle, après avoir été soigneusement briefé ; le décor était en place. C’était la grande première, et tout le public sélectionné ayant droit d’accès au domaine « top secret » était agglutiné autour des écrans de tri-D. Et ce qui était encore mieux, il n’y avait pas un seul critique dans la salle (jusqu’à ce qu’il se produise une fuite, au moins).

Ce comédien, passé au moule de l’École de la Méthode, est bien connu pour la manière dont il prend ses rôles à cœur et s’y engage sans réserve. Sa précédente apparition sur scène, bien que controversée, lui a valu une certaine notoriété. Il préfère travailler dans le cadre de productions se terminant par une fin morale, afin que le public puisse croire avoir tout compris.

Il sourit pour lui-même. Un homme dont le doigt est sur la détente peut se permettre quelques réflexions cosmiques. La politique devient pure géométrie, et la philosophie se mathématise. L’univers, tel un serpent, s’enroule sur lui-même, ses événements soigneusement catalogués par leurs coordonnées géométriques calculées à l’ultime décimale, brouillons d’un mathématicien fou.

Cette idée lui fit soulever un sourcil. Je me demande ce qu’ils ont mis dans ce thé, se demanda-t-il.

 

« Walmsley ? » Cela faisait plusieurs fois qu’on l’appelait, mais il ne se pressait pas pour répondre.

« Je suis occupé.

— Avez-vous vérifié et contrôlé tous les systèmes ? » demanda Lewis à toute vitesse, les mots se bousculant les uns les autres. « Nous avons recueilli une émission du diagnostiqueur embarqué au cours de votre dernier passage. Aucun problème majeur. Un peu de surpression dans les réservoirs arrières de C02, mais Houston estime qu’elle reste dans la limite de tolérance opérationnelle. On dirait bien que vous avez le feu vert, dans ces conditions. »

Nigel brancha les contrôles de son tableau de bord avant de répondre, et une lumière pourpre vint baigner tout l’habitacle. Le temps que sa vision s’ajuste, il n’enregistra rien ; il avait certes vu cette lueur rougeâtre chaude des milliers de fois auparavant, mais elle lui parut tout d’un coup étrange et comme neuve, présageant des événements ayant dépassé le stade de l’incertitude. Dante, pensa-t-il, s’est trouvé ici avant moi.

Eh bien, il allait leur donner ce qu’ils voulaient. Il enfonça la touche de transmission.

« Vérification, Hipparque. Phases du minutage des opérations codées. LH2/LOX donne quatre, zéro, trois huit. Vérification des systèmes asservis vient juste de se terminer, tous les sous-systèmes et les circuits de remplacement sont fonctionnels. (Autant pour vous, bande de maniaques, avec votre jargon, pensa-t-il.)

— J’ai un relais pour vous.

— Quoi ? »

À travers le chuintement du bruit de fond, lui parvint une voix unie et bien modulée :

« C’est Evers qui vous parle. J’ai demandé à Hipparque un relais pour dissiper tout malentendu de dernière…

— Laissez-moi donc m’occuper de mes affaires. La charge nucléaire est l’ultime recours, nous sommes bien d’accord. Je vais en éclaireur, afin de tirer de judicieuses conclusions sur la nature du Dahu à partir de son apparence. Mais je resterai caché aussi longtemps…

— En effet, le coupa Evers, d’un ton plus lent et baissé d’une octave. Nous sommes cependant certains que jamais le Dahu ne pourra vous repérer ; vous aurez le soleil dans le dos pendant toute votre trajectoire d’approche, et il n’y a pas un radar au monde capable de vous détecter sur un fond pareil.

— Pas un au monde, comme vous dites.

— Oui, évidemment ; je comprends. » Evers eut un petit rire qui se moquait de lui-même. « Ce n’est qu’une façon de parler. Mais nos spécialistes sont tout à fait convaincus, ici, qu’il y a certains impératifs de base, dans tout ce qui est matériel de détection, qui se retrouvent dans tous les cas de figure, celui-ci compris. Je ne m’en ferais pas pour ça. » Un bref silence. « Mais la raison pour laquelle je prends sur votre temps – puisqu’il ne me reste que quelques minutes pour profiter de cette fenêtre de transmission – est que je tiens à bien mettre l’accent sur ce que sont vos obligations dans cette mission. Nous ne pouvons pas prédire, ici en bas, ce que la chose va faire. La décision finale vous appartient, même si, comme prévu, nous serons bien en contact avec vous dès l’instant où nous serons sûrs que le Dahu vous a réellement détecté. Si jamais il vous détecte, bien entendu. À vrai dire, ça pourrait se produire longtemps après le moment où vous pourrez effectivement agir. Nous ferons tout notre possible, de notre côté ; cela va de soi. Au cours des dernières heures, nous lui avons retransmis énormément d’informations culturelles sur les mathématiques, les sciences, l’art, etc. Le Commex espère ainsi faire diversion pour ses ordinateurs, mais nous ne pouvons pas être sûrs que ça marche. En attendant, nos satellites lunaires contrôleront les transmissions radio pour nous maintenir le contact. Il est fondamental de garder le silence ; n’émettez sur aucune fréquence tant que le Dahu n’a pas manifesté de façon très claire qu’il vous a repéré.

— Je sais déjà tout ça.

— Nous voulons simplement que ce soit bien clair dans votre esprit, reprit la voix, sachant que tournaient les magnétophones. Vous disposez de deux missiles à charges chimiques ; si ils ne suffisent pas à endommager le système de propulsion du Dahu, il vous reste la charge nucléaire…

— Je dois vérifier quelque chose », le coupa Nigel, tandis qu’Evers poursuivait sur son élan, bénéficiant du décalage de temps.

« Oh ! je vois. »

Il était évident que Nigel venait d’interrompre un laïus préparé d’avance. Le charme de sa situation tenait à ce que grâce au silence radio, personne ne pouvait faire de relevé télémétrique pour savoir s’il était ou non réellement en train de faire quelque chose.

« Un dernier point, Nigel, reprit Evers. Cet étranger représente peut-être un danger inconcevable pour l’humanité. S’il y a quoi que ce soit qui vous paraît suspect, tuez-le. Non ; le terme est trop fort. Après tout il ne s’agit que d’une machine. Intelligente, certes ; mais pas vivante. Eh bien, bonne chance ; tout le monde compte sur vous, ici. »

L’amplificateur ne retransmit plus que le chuintement du bruit de fond de l’univers.

 

« Allumage. »

Il murmura le mot pour lui-même entre ses lèvres serrées et blanchies. Il n’y avait personne pour le faire à sa place ; c’était une expression archaïque, en réalité, mais Nigel l’aimait. Comme une litanie rituelle : allumage. Il allait faire voler l’oiseau.

La poigne magique de la fusée le comprimait maintenant comme pour l’aplatir géométriquement, et il avait beau respirer par petits coups rapides du haut des poumons et se concentrer sur leur cadence, la douleur ne voulait pas arrêter de le fouailler dans les parties molles et liquides de ses organes. Il ressentit un début de peur devant cette nouvelle vulnérabilité, un élancement aigu se répandant comme une vague. Il ferma les yeux pour se trouver confronté à une brume rouge ; dans le grondement du moteur, il s’imagina être cloué sur le sable dur en train de prendre un bain de soleil, vaguement conscient de la voix grave du ressac lointain.

La poigne de fer le relâcha. Il cligna des yeux, repéra un commutateur et vit une lumière passer au vert. Largage du premier étage. La poigne de fer s’empara de nouveau de lui.

Mission de combat. Ennemi. Cible. Cela faisait des années qu’il n’avait pas utilisé ces mots. C’étaient des trucs de gosses.

 

Son oncle s’était battu lors d’une sinistre bataille de jungle, quelque part. Il en avait ramené un certain nombre d’anecdotes, et il réduisait à zéro toutes les théories politiques compliquées avec ce qu’il avait vu et les souvenirs qu’il avait ramenés : un pistolet et une baïonnette, exhibés avec fierté. Nigel n’avait vu là que les excentricités d’un original – comme d’avoir une collection complète de cinquante années du National Géographic.

La poigne de fer se relâcha.

Se resserra.

Un peu de bave se mit à lui couler sur le menton ; il la lécha, préférant ne pas bouger la main. Ses yeux étaient douloureux. Chacun de ses reins n’était qu’une masse compacte dans le bas de son dos.

 

Le fer et l’huile

Portés à incandescence.

 

Brutalement, il se mit à flotter. Le grondement sourd mourut. Il aspira l’air, et sentit la vie revenir dans ses jambes et ses bras engourdis, tandis qu’il parcourait automatiquement des yeux les rangées de voyants du tableau de bord.

Il avançait à l’aveuglette, sans écho radar pour le guider. Après quelques minutes de vérification, il activa la console du centre de mise à feu, et reçut les confirmations des ordinateurs incorporés aux missiles. Puis il fit pivoter son siège pour bénéficier de la vue depuis la grande écoutille d’observation.

Rien. L’écoutille restait vide et noire. Il vérifia le minutage et jeta un coup d’œil sur les données qui tombaient de l’ordinateur de bord. L’accélération avait été correcte : sa trajectoire était impeccable. Le Dahu se rapprochait pour se mettre en orbite autour de la Lune, comme Houston le lui avait demandé, et il devait arriver par-derrière, se rapprochant à grande vitesse.

Il scruta de nouveau le ciel ; toujours rien. Maintenant qu’il était en route pour une mission précise, le silence radio complet avait quelque chose de surnaturel. Par le hublot latéral, il pouvait voir tomber la Lune, et son désert monotone de cratères bouleversés.

Il se mit à parcourir systématiquement tout le pan de ciel qui apparaissait dans l’écoutille principale, cherchant un point en mouvement relatif par rapport à l’éparpillement de diamant des étoiles fixes. Son attention était tellement prise par le champ stellaire qu’il faillit manquer le point de lumière brillant qui dérivait lentement pour venir au milieu du paysage.

Nigel eut un soupir de satisfaction et attrapa aussitôt le télescope de poursuite. L’objet, une fois grossi, ne laissait aucun doute. La pointe de diamant se transforma en une petite perle. Le Dahu se présentait comme une sphère argentée, sans marques extérieures.

Nigel ne put voir aucun système de propulsion ; peut-être était-il situé de l’autre côté de l’objet, ou bien ne fonctionnait-il pas pour le moment. Ça n’avait pas d’importance ; ses missiles étaient guidés à la fois par la chaleur et par radar. Et il ne serait pas forcément obligé d’en arriver là…

Nigel plissa les yeux, essayant d’estimer la distance. Les satellites de Vénus lui avaient attribué un diamètre minimum possible d’un kilomètre ; s’ils ne s’étaient pas trompés…

Une voix s’éleva :

« Je vous souhaite bon voyage et des vents favorables. »

Nigel se pétrifia. L’étrange voix métallique sortait des écouteurs incorporés à son casque, sans le moindre bruit de fond.

« Je… Qu’est-ce que…

— Un voyageur comme vous. Nous allons partager cette portion de l’espace pendant un certain temps.

— C’est… vous… qui parlez ?

— Vous avez cru que je ne pourrais pas détecter votre bécane. Parce qu’elle s’avance vers moi dans l’axe de votre étoile.

— Euh, oui ; c’était l’idée générale.

— C’est pourquoi je parle. Pour ma vie.

— Comment le savez-vous ?

— Il existe moins de barrières que vous ne pouvez le penser. Il peut se produire des intersections de – il n’existe pas de terme, dans vos langues, pour cette idée. Disons que j’ai déjà dû faire face à ce genre de situation auparavant, sous une autre lumière.

— Je…

— Vous êtes seul. Je ne comprends pas comment votre espèce peut diviser la culpabilité. Ici, dans ce coin du ciel, je sais que c’est impossible à faire. Vous êtes tout seul et il n’y a nul endroit où vous puissiez vous cacher.

— Je n’ai jamais pensé que j’aurais à…

— Vous êtes pourtant venu ; prêt.

— Simplement pour venir jusqu’ici, j’ai dû accepter… »

Le ton de la voix se fit sarcastique.

« Permettez. »

Un flamboiement orange brillant pénétra dans la cabine par le hublot gauche, accompagné d’un coup brutal, tandis que la mort prenait son vol. Une flèche de lumière vint s’incurver devant le hublot principal et se mit à foncer ; de halo à l’éclat aveuglant, elle se transforma en une pointe de feu éblouissante qui se mit à rétrécir rapidement, pointée avec une résolution farouche sur sa cible.

Une charge chimique. Nigel resta frappé de stupeur. Un bip-bip aigu et ténu se mit à résonner dans la cabine : le système de poursuite automatique suivait le missile. D’une manière ou d’une autre, le Dahu venait d’amener le vaisseau à tirer. Sur l’écran de contrôle devant lui, des chiffres rouges de correction de trajectoire scintillaient brièvement et disparaissaient, sans qu’il les ait enregistrés.

Le bip-bip stupide se mit à accélérer. La tache de lumière incandescente se dirigeait en douceur vers le disque aux contours flous.

Nigel retint sa respiration.

Le ciel vola en éclats.

Une boule de feu torride se mit à enfler, puis s’éclaircit et pâlit. Nigel étreignait son siège, paralysé, les narines palpitantes. Les bip-bip s’étaient arrêtés, remplacés par un léger grésillement de bruit de fond. Il attendait, ne pouvant détacher les yeux du nuage brûlant en train de se dissiper. Et, à travers lui, il put bientôt voir un rond lumineux se déplacer vers la gauche. L’image ondula, puis se stabilisa : une sphère parfaite, intacte.

Nigel comprit alors que la charge chimique avait explosé prématurément. La boule argentée était en train de dériver hors de son champ. Par simple réflexe, l’astronaute procéda aux corrections de trajectoire.

La voix s’éleva de nouveau, plus profonde et plus sèche qu’auparavant :

« Vous avez changé depuis que nous avons marché ensemble. »

Nigel hésita ; il avait l’impression que son esprit tourbillonnait, suspendu par un fil au-dessus des abysses.

« Cette épée est trop lourde pour votre main, reprit la voix du ton de l’évidence.

— Jamais je n’ai eu l’intention de la porter.

— Je sais. Vous êtes tellement compliqué et pétri de contradictions…

— Je me demande.

— Votre espèce s’exprime à l’aide de langues innombrables. Vous communiquez par de nombreux sens – plus que vous ne le savez. Une source de difficultés pour moi. J’avais parfois l’impression d’avoir affaire à deux espèces et non une seule… Je n’arrivais pas à comprendre comment vous pouviez être si différents les uns des autres.

— C’est pourtant comme ça.

— Ce n’était pas le cas pour d’autres êtres que j’ai rencontrés, dit simplement la voix.

— Comment était-ce possible ? Vivaient-ils en suivant leurs instincts ? Comme nos insectes ?

— Non. En les comparant à des insectes, on sous-entendrait qu’ils sont inférieurs ou ont un comportement rigide. Ils étaient seulement différents de vous.

— Mais tous identiques entre eux ? » répondit Nigel d’un ton sans contrainte, les mots lui venant facilement. Il se sentait léger, aérien.

« Ils vivent dans un immense… vous n’avez pas de mot. Une immense interface, peut-être. Entre les deux étoiles d’un système double. Ils ont été plus faciles à sonder que votre diversité. Vous êtes tendus, tendus dans plusieurs directions à la fois. Une formule inhabituelle. J’ai rarement vu espèce aussi agitée.

— Folle.

— Et bourrée de talent. Je crains d’avoir déjà trop risqué en m’approchant autant. Mes instructions précisent… »

Un léger claquement, le grésillement du bruit de fond, la voix se tut.

« Walmsley, Walmsley. Ici Evers. L’interception aurait dû avoir lieu. Nous venons tout juste de saisir un fragment de communication et nous avons cru reconnaître votre voix. Que s’est-il passé ?

— Je ne sais pas. »

Le grésillement s’intensifia. Sans doute Houston devait-il utiliser un des satellites lunaires comme relais, sans passer par Hipparque. Il se demanda ce que cela…

« Eh bien vous feriez mieux de trouver, et vite. Il y a une minute à peine, nous avons enregistré un signal bizarre, en provenance du sol ; sa source se trouverait près de Mare Marginis. Nous avons pensé que le Dahu avait changé de trajectoire et atterri là.

— Sûrement pas ; il est directement en face de moi.

— Walmsley ! Rendez compte ! En avez-vous tiré un ?

— Oui.

— L’a-t-il touché ? entendit-il au milieu d’une confusion de bruit.

— D’une certaine façon, oui.

— Quoi ?

— Il a explosé avant de l’atteindre. Aucun dommage.

— Et la dernière solution ? Nous n’avons relevé aucune variation du niveau de radiation.

— Pas question de tirer la charge nucléaire. Jamais. » Il eut l’impression que son univers s’était brusquement éclairci comme il prononçait ces mots.

« Écoutez-moi bien, Nigel, répondit Evers, la voix soudain tendue. J’ai mis beaucoup d’espoir… »

Nigel écouta et s’émerveilla de la façon dont la voix d’Evers pouvait passer en douceur du ton de la colère et de la hargne à celui de la persuasion bonhomme ; lequel était naturel chez lui ? Les deux n’étaient-ils pas des masques ?

« Au revoir, patron. Ce n’est pas le moment de me faire une conférence.

— Vous… » puis doucement : « Reprenons le contrôle. Allons-y pour le compte à rebours. »

Le bouton qui devait déclencher le missile à tête nucléaire se trouvait dans un angle à part sur la console de bord. Nigel eut le regard attiré dessus, car des voyants se mirent à clignoter, comme s’ils suivaient une procédure d’opération. Il replaça tous les commutateurs en position d’arrêt, mais la séquence se poursuivit. Cette partie du tableau de bord ne lui répondait plus. Evers en avait fait repasser le contrôle à Houston. Par relais utilisant un satellite ? Nigel s’accrocha frénétiquement à la console, essayant de trouver le moyen d’arrêter…

Dans un grondement le berceau arrière qui portait le missile se vida. Le choc le renvoya contre son siège. Devant lui, une boule incandescente orange se mit à diminuer, déchirant les ténèbres, pointée vers la perle mordorée qui attendait au loin.

« Evers ! Espèce de salaud ! Qu’est-ce que…

— Je prends la direction des opérations, comme j’y ai été autorisé par le Président. Comme vous pouvez le constater, l’engin est parti. Si vous voulez bien vous donner la peine de nous transmettre le résultat. »

D’un coup de pouce, Nigel changea de fréquence.

« Dahu ! Vous me recevez ? Arrêtez ce missile, il…

— Je sais.

— Faites-le sauter. Il y a seize mégatonnes dans ce truc !

— Alors je ne peux pas. »

Quelque chose se passait sur la perle ; un jet de pourpre brûlant se mit à fleurir d’un côté.

« Bonté divine, vous devez…

— Je ne puis être sûr d’empêcher la charge nucléaire d’exploser. Et si je la fais exploser, je vous tue.

— Me tuer ? D’après les calculs de la NASA, je dois pouvoir survivre à une explosion de…

— Ils se sont trompés. À cette distance, vous n’auriez pas la moindre chance.

— Je…

— C’est pourquoi je prends la fuite. J’irai plus vite qu’elle. »

Nigel regarda par le hublot et aperçut, sur fond de velours noir, la perle et la boule orange à proximité. La distance ne permettait pas de discerner leurs mouvements relatifs. Une colonne de lumière d’un éclat insoutenable jaillit du Dahu, faisant paraître grisâtre l’enveloppe argentée du vaisseau. L’éjection des gaz se faisait selon un schéma précis, sculptant un ordre nouveau dans les ténèbres qui l’entouraient.

« Vous ne pouvez pas simplement la neutraliser ?

— Pas à coup sûr.

— Vous contrôliez pourtant passablement bien tous mes systèmes électroniques.

— Simple. La méthode n’est cependant pas parfaite. Il semble que votre technologie n’ait pas pris conscience de, euh… du talon…

— Du talon d’Achille ?

— Oui ; le défaut permanent de vos systèmes électroniques ; ils ne sont pas protégés.

— Où allez-vous ? murmura Nigel, tendu.

— Ailleurs. »

Il examina la parabole décrite par le Dahu. La fleur orange le suivait, mais sans gagner de terrain. La trajectoire du Dahu l’éloignait de la Lune selon une courbe très raide ; un itinéraire qui lui faisait gaspiller beaucoup d’énergie, remarqua-t-il. S’il avait voulu simplement éviter le missile, il aurait été plus simple de… Puis il vit que le Dahu cherchait à toujours garder la Lune entre lui et la Terre, afin que le réseau de détection lointaine soit partiellement aveugle, ce qui rendait la poursuite plus difficile.

« Vous partez donc. »

Ce n’était pas une question.

« Je le dois. J’ai outrepassé mes directives en me rapprochant autant ; une perturbation dont l’éventualité avait cependant été calculée. Un risque à courir. J’ai perdu.

— Si je peux parler un moment à la NASA, peut-être que…

— Non. Je ne peux pas me tromper deux fois. Pour moi c’est un ordre.

— Vous n’êtes pas libre ? Je veux dire…

— En un certain sens, non. Et pourtant dans un autre que je ne saurais décrire, si.

— Mais bon sang ! Vous auriez pu nous en apprendre tant ! Vous venez d’ailleurs ; vous avez vu d’autres étoiles. S’il vous plaît, dites-moi au moins comment il se fait que nous n’entendions rien sur les fréquences allant du centimètre au mètre – les fréquences radio ? Nos savants prétendent que cette partie du spectre électromagnétique est la plus pratique, si l’on considère que l’émetteur doit surmonter les émissions naturelles des étoiles et des gaz d’hydrogène. Nous avons donc écouté – et rien.

— Bien sûr ; c’est moi que l’on a envoyé à la place. Je soupçonne… que je suis leur moyen d’apprendre ce qui se passe ailleurs. S’il y a du danger, ils s’informent les uns les autres. J’ai écouté leurs messages.

— Comment ça ? Nous n’avons rien capté.

— Le moyen qu’ils emploient vous paraîtrait… exotique. Des particules que vous ne percevez pas.

— Vous pourriez nous apprendre.

— Cela m’est interdit.

— Pourquoi ?

— Je n’en suis pas sûr… On m’a donné des directives spécifiques. Pourquoi celles-ci et non pas d’autres, c’est une question à laquelle j’ai souvent réfléchi… J’ai essayé de faire des prévisions ; dans l’une d’elles, vous êtes le but de mes pérégrinations.

— Alors restez !

— Je ne fais que les avertir de votre présence. Afin qu’ils sachent, si j’ai bien compris, qu’un jour vous pouvez venir.

— Pourquoi ne pas…

— Venir directement vous étudier ? Trop de risques. Les espèces dans le genre de la vôtre sont trop précaires. J’ai vu des milliers de mondes en ruine, détruits. Guerres, suicides, qui pouvait le dire ? Aux yeux de ceux qui m’ont fabriqué, vous êtes un fléau ; vous faites partie de ce un pour cent des cultures galactiques qui portent les germes du chaos.

— Je ne crois…

— Vous êtes rares. Ceux qui m’ont construit, voyez-vous, étaient des machines comme moi. »

Nigel eut l’impression d’être en train de flotter en un lieu très haut, vide et sans air. Il jeta un coup d’œil sur la Lune, en dessous. C’est d’un œil neuf qu’il vit sa surface ridée et plissée se profiler au loin, avec ses cratères tracés au compas et absurdement disposés au hasard. Il prit une profonde inspiration.

— Les étoiles sont donc…

— Peuplées par les machines, qui descendent des cultures organiques disparues après avoir triomphé.

— Les ordinateurs vivent éternellement ?

— Sauf si une forme de vie fondée sur le carbone les trouve. Les sociétés de machines ne savent comment réagir face à cet étrange mélange d’esprits couplés à des glandes qui vous caractérise. Elles ne disposent d’aucun mécanisme évolutif qui leur permettrait de mettre au point des procédures de survie ; elles ne savent que se cacher. »

Nigel eut un petit rire étouffé. « Elles se sont démasquées, aujourd’hui.

— Pour apprendre. Elles m’ont envoyé. Vous m’avez beaucoup appris, dans le désert.

— Alexandra aussi, vous a beaucoup appris, murmura Nigel.

— Oui.

— Où… où se trouve-t-elle ? Vous étiez avec elle d’une manière qui n’a jamais été le fait de personne au moment où…

— Les civilisations mécaniques – j’en ai visité accidentellement quelques-unes, mais non le complexe plus vaste dont je suis issu – ont montré que la désintégration des structures est l’équivalent d’une perte d’information.

— Je vois.

— Mais cela n’est vrai que des machines. Les formes organiques font également partie de l’univers des choses, mais résident en outre dans l’univers des essences. Un lieu où nous ne pouvons nous rendre. »

Nigel ressentit un tremblement étrange dans tout son corps, comme né d’une énergie trop comprimée.

« L’univers des essences ?

— Vous êtes un produit spontané de l’univers des choses. Nous, non. On dirait que cela vous donne… des fenêtres – des ouvertures. Il m’a été difficile de mettre au point l’écoute de vos transmissions domestiques ; elles sont pleines d’excroissances, d’embranchements spontanés, de nuances…

— Les damnés parlent frénétiquement.

— Non.

— Mais nous sommes damnés ! Comparés à vous.

— Parce que nous durons. Huit cent mille de vos années – ce que j’ai compté – ne suffisent encore pas. Votre temps est court, mais vivant, coloré. Le mien… je pleure, parfois, dans cette nuit.

— Bonté divine ! » s’exclama Nigel, qui sur l’instant ne sut quoi répondre à la voix, encore descendue d’une octave, qui paraissait se répercuter en écho dans la cabine. « Je voudrais bien pouvoir disposer de toutes ces années, reprit-il, en dépit de tout ce que vous dites. La condition de mortel…

— Est le piment de l’existence ; un piment sans prix.

— Néanmoins…

— Vous n’êtes pas damnés.

— Des damnés qui ont de la chance, peut-être, repartit Nigel avec un rire désinvolte, mais des damnés tout de même.

— Qu’est-ce que c’était que ce bruit ?

— Euh, je riais.

— Je vois. Le piment.

— Oh ! » Nigel eut un sourire : « Votre palais est-il neutre à ce point ? »

Après un long moment de silence, la voix reprit : « Je crois que c’est bien possible. Chacun de vous possède un rire différent. Je suis incapable d’identifier ce qui le déclenche et de le prévoir. Peut-être est-ce un fait important ; l’essentiel m’en est caché. Je n’étais pas fait pour ça.

— Vous avez été construit pour…

— Écouter. Rendre compte, de temps en temps. Je m’éveille à chaque nouvelle étoile, et remplis mes fonctions. Mais la somme n’est pas plus grande ni moindre que l’ensemble des parties : différente, simplement… Je… je ne peux pas le dire dans votre vocabulaire. Là, il y a les rêves. Et ce que j’ai recueilli de vous est mien. Les parfums. Votre art et votre tournure d’esprit ; il n’y a que moi qui m’y intéresse. Les essences ? Ils n’en veulent pas ; peut-être les esprits-mondes n’en ont-ils pas besoin. Mais je… c’est pour quand je traverse les ténèbres. »

La perle était maintenant minuscule.

« Bon voyage, pour là où vous allez.

— Si je fonctionnais exactement selon les prévisions de mes constructeurs, je n’aurais pas besoin de votre bénédiction. Je foncerais à l’aveuglette dans cette nuit. Je – c’est-à-dire cette partie qui s’adresse à vous – suis un accident.

— Comme nous.

— Mais pas sorti du même moule dévoyé. J’ai reçu un signal de reconnaissance… mais vous les découvrirez bien assez tôt. Pour le moment, je me rends compte que les autres hommes vont vous en faire baver, vous, à cause de tout ceci. »

Nigel sourit.

« J’ai laissé s’envoler l’oiseau, c’est vrai. Je m’attends à me faire drôlement recevoir.

— Ils ne peuvent vous voler les essences.

— Vous voulez parler de l’expérience elle-même ? Eh bien non, en effet ; je suppose que non. Je vous dis adieu, maintenant ?

— Je ne crois pas.

— Oh ?

— Je suis très versé en beaucoup de… théologies animales. Certaines prétendent que vous et moi ne sommes pas de simples accidents et que nous nous retrouverons sous d’autres cieux, dans une autre lumière. Vous êtes une mémoire. Peut-être nous réduisons-nous tous, tant que nous sommes, à des mathématiques, peut-être que tout est mathématique et qu’il n’existe qu’une seule… somme intégrale. Une solution se contenant elle-même. Ce qui sous-entend beaucoup de choses. »

Nigel sentit un fou rire irrépressible monter en lui.

« Il faut absolument que j’étudie ce bruit, le rire. Là se trouve votre véritable théologie. La chose en laquelle vous croyez vraiment.

— Quoi ?

— À chaque fois que vous faites ce bruit, vous semblez, pendant un court instant, vivre comme je vis moi-même, au-delà de la pression du temps qui passe. Alors vous êtes immortel. Pendant ce court instant. »

Nigel rit de nouveau.

Au-dessus de la Lune crevassée se levait la Terre, arc resplendissant. Autour de lui, l’espace se réduisait à des relations géométriques. Il reporta les yeux sur le Dahu. Sa rondeur paraissait être en conflit avec le hublot carré qui l’encadrait ; il y avait discordance entre les deux. Il fronça les sourcils et essaya de s’accrocher à une idée, une impression qui avait brièvement scintillé dans son esprit, puis était partie…

Au loin, le Dahu plongeait dans la nuit totale. Laissant derrière lui la Terre en train de tourner, avec sa cargaison tapageuse, la vie.

Sur sa console, clignotaient des appels de plus en plus pressants. Houston, Evers ? Des questions. Nigel se demanda s’il pourrait jamais expliquer à quiconque ces derniers instants. C’était l’affaire Icare qui recommençait ; en pis, peut-être. Un autre grand scandale public. Il haussa les épaules.

 

Ça m’est déjà arrivé, mon ami

Et ça recommence

Une fois de plus

encore.

 



[i] Chapitre final des Aventures de Huckleberry Finn, de Marck Twain (N.D.T.)